Le vieux routard, suite et fin

         Le vieux routard, suite et fin   

      … Et fin, parce que de toute évidence, il ne peut y avoir de suite à cette suite…

En effet, si une suite est possible entre le séjour de Gabriel à Bordeaux en juillet, et sa disparition fin avril ; il n’en est pas de même au-delà de ce dernier jour d’avril où Gabriel mourut subitement.

 … A moins de ressusciter notre personnage, mais là, nous ferions de la science fiction ou du fantastique, et j’ai bien peur que même en un très bel habillement, le « mannequin » ne se prenne un sacré coup dans la gamelle, question crédibilité…   

       Dans l’année qui précéda sa mort survenue le dernier jour d’avril, et vraisemblablement durant l’été après son séjour à Bordeaux, Gabriel écrivit un livre, et ce livre fut édité chez « Horizons Actuels » en trois mille exemplaires. Il imagina une histoire se déroulant dans un passé lointain, à dire vrai dans un pays d’une civilisation disparue.

Afin de rendre crédible son récit, il se documenta, fit des recherches, prit des notes, lut des ouvrages traitant de civilisations anciennes. Dans son histoire il racontait le voyage d’une jeune femme seule qui rencontrait d’étranges personnages, émaillant son récit  de pensées, de réflexions, d’anecdotes…

 Lorsqu’il présenta son texte rédigé sur un cahier de 200 pages, d’une écriture fine, serrée et parfaitement lisible, à la directrice des publications de « Horizons Actuels » ; il fut bien surpris trois jours plus tard, de l’offre que l’on lui fit. Et le livre parut, deux mois plus tard, en un tirage de trois mille exemplaires et fut vendu avec les autres nouveautés de la saison, dans quelques librairies spécialisées.

En avril, avant que Gabriel ne meure tout seul dans sa chambre minable d’un hôtel pouilleux du 18éme arrondissement à Paris, la maison d’édition envisageait la possibilité même d’un second tirage de cette œuvre étrange à l’écriture si surprenante. Les trois mille exemplaires du premier tirage venaient d’être vendus mais Gabriel n’avait pas encore perçu de droits d’auteur. Il avait d’ailleurs accueilli son succès relatif de nouvel écrivain avec une certaine indifférence… Parce que, disait-il « Ce n’était là qu’une expérience… » et « J’écris cette histoire en souvenir de cette jeune femme et de ces moments privilégiés durant lesquels j’ai vécu dans son intimité sans l’avoir rencontrée »…

Lorsque Gabriel reçut, de la maison d’édition « Horizons Actuels », ses exemplaires d’auteur, au nombre de vingt, il se demanda bien ce qu’il allait faire de cette pile de livres, n’ayant pas d’amis ou de connaissances dans son entourage, à qui les offrir. N’étant convié à aucune manifestation littéraire, il n’envisageait guère de présenter et de vendre son livre à l’occasion par exemple d’un salon du livre, d’un marché de quartier, d’un vide grenier ou d’une brocante. Il se voyait mal en effet, toute une journée derrière un étal de fortune, ses livres étalés, couverture et résumé apparents, sous le regard indifférent de dizaines de gens, et de surcroît à proximité d’un marchand de frites et de sandwiches, ou d’un amuseur d’enfants tirant sur des ficelles pour agiter des petits chiens articulés en peluche…

« Mais par quel miracle » se dit-il « l’éditeur va-t-il parvenir à écouler les 3000 exemplaires ? Déjà qu’un nouveau livre ne tient en général que le temps d’une saison, il faut encore compter avec toutes ces librairies qui reçoivent chaque jour des cartons de livres en provenance de diverses maisons d’édition, des cartons qui ne sont pas même ouverts et repartent au bout de trois mois ? »

Ah, si ! Gabriel connaissait au moins deux personnes auxquelles il pouvait offrir son livre et le dédicacer : les amis de ses parents.    

      Monsieur et madame Téchené, les amis des parents de Gabriel, étaient des gens assez cossus, assez bourgeois, mais néanmoins très ouverts et très accueillants, d’une gentillesse peu commune. Tous deux issus de familles respectables et fort connues, ils avaient acquis en 1945, un petit château situé sur un coteau surplombant l’estuaire de la Gironde. Mais ils n’occupaient cette vaste demeure que durant l’été, lors de réunions de famille ou d’amis. Passionnés tous deux de littérature, ils achetaient et lisaient de nombreux livres nouvellement sortis, en grande partie des ouvrages primés ou ayant fait l’objet de critiques favorables.

Naturellement donc, Gabriel, dès réception de ses exemplaires d’auteur, rédigea sur la première page blanche de l’un de ses livres, une dédicace tout à fait personnelle, émouvante et un peu drôle qui, en quelques phrases, définissait bien ses amis…

Il se rendit à la Poste, acheta un emballage préaffranchi, et expédia le livre. Deux jours plus tard, il eut confirmation de la distribution de son envoi « suivi ». « Sans doute assez rapidement » se dit Gabriel « J’aurai une réponse. Et cela sera d’autant plus intéressant que ces gens là, vu leur niveau culturel, leur passion pour la littérature et la pertinence de leurs critiques, de leurs observations ; vont nécessairement me dire en toute franchise ce qu’ils pensent vraiment de mon livre. Ainsi leur avis sera pour moi une référence, et quel que soit cet avis, je croirai à ce qu’ils me diront ». 

         Gabriel se souvint qu’un jour avec ses parents, il avait été invité au château (c’était il y a bien une trentaine d’années).

Monsieur et madame Téchené fêtaient le succès de leur nièce Sylvie qui venait de passer brillamment son agrégation de Lettres.

N’ayant pas eu d’enfants, ils n’avaient de vraiment proche que cette nièce là, fille unique du frère de monsieur Téchené. Une fille qu’ils adoraient et qui « le leur rendait bien », tant par l’esprit que par le cœur, par les nombreuses visites qu’elle leur faisait, par ses gentillesses et par les services qu’elle ne manquait jamais de leur rendre à la moindre occasion.

Un peu par humour, et aussi pour se moquer d’un couple qu’ils avaient invité et qui, avec une certaine fierté, se disait « être de la haute » ; ils organisèrent une réception ostensiblement et exagérément « collet monté », avec un menu et un couvert dignes d’un banquet au Palais de l’Elysée. Rien ne manquait : serveurs en livrée, argenterie, verres en cristal de Baccarat, rince doigt, porte couteaux, plats décorés, fleurs à profusion, vaisselle de grand luxe, vins millésimés, champagne, immenses gâteaux à l’architecture compliquée. Monsieur Téchené, qui avait, il faut le dire, un humour particulièrement incisif, prononça un discours de bienvenue pour le moins assez drôle et assez acide qui, en gros, fustigeait cette « médiocrité ambiante » de certaines personnes s’auto prétendant du monde connu, des milieux artistiques et intellectuels, des  affaires ou de la politique. Il fallait donc que cette « médiocrité ambiante » puisse péter de tous ses feux, de toute son argenterie et de tous ses artifices… Avant de retourner à ses petites combines, à ses assassinats en douceur ou à ses grossièretés et à ses méchancetés…

 Gabriel, lors de ce mémorable repas, fut impressionné en particulier par la présence sur le côté gauche du couvert, d’une coupelle contenant de l’eau et trois délicates pétales roses de fleurs disposées au centre, en surface… Il crut en premier lieu que cette eau pouvait être destinée à se désaltérer, mais il n’osa point cependant porter la coupelle à ses lèvres. Il attendit donc, et observa les convives qui, après les langoustines en sauce et les tranches de foie gras cuit au raisin, plongèrent leurs doigts dans la coupelle.

Vint ensuite l’entrecôte Bordelaise, une superbe pièce de viande rouge, cuite sur une grille dans l’âtre, servie sur un plateau de bois et présentée au maître de la maison pour la découpe dans les règles de l’art.

 Large comme un fond de chaudron et épaisse d’au moins six bons centimètres, cette pièce de viande fit sensation, et, d’un mouvement de poignet sans doute quelque peu « étudié », monsieur Téchené commença la découpe, et eut ce mot d’humour, intentionnellement scabreux : « Si j’en faisais autant avec mes fesses, il y aurait là de quoi contenter une douzaine de canaris anorexiques ». 

         Quelques années plus tard, la nièce chérie de monsieur et madame Téchené mourut d’une leucémie foudroyante qui, en une semaine l’emporta…

 Ils eurent un chagrin fou dont jamais ils ne se remirent, ne reçurent plus personne et vendirent le château.

L’année précédant la disparition tragique de Sylvie, Gabriel se souvint qu’au mois de juillet, lors d’une traversée de la France en bicyclette cette fois là, de Bayonne à Dunkerque par les routes de la côte Atlantique, il s’était arrêté à Bordeaux et avait été invité par les amis de ses parents alors que séjournait durant quelques jours auprès d’eux, Sylvie, leur nièce.

Par une très belle après midi, ils s’étaient rendus ensemble sur la plage de Lacanau, et vers le soir, l’on s’était installé à la terrasse d’un café en face de l’océan. Il y eut après une discussion passionnée sur quelques sujets très sensibles de l’actualité, de la vie et de nouveaux livres parus ; un moment de silence assez émouvant.

 C’était l’un de ces silences tout habité d’une vie intérieure vécue par chacun, mais étrangement partagée et par laquelle un lien très fort venait de s’établir. Gabriel fut très ému à ce moment là, par le regard profond de Sylvie. Il éprouva un sentiment de sécurité et de sérénité comme si rien désormais ne pouvait l’atteindre et lui faire peur ou mal ; et vécut intensément ce moment tout à fait privilégié de son existence, entre ces êtres dont il était ravi de la présence et dont il percevait la sensibilité, la délicatesse, la gentillesse, la culture et l’esprit.

Par le visage et la silhouette de Sylvie, il se forgea une définition de la féminité ; et par la sollicitude et l’intérêt que lui portaient les amis de ses parents, il se sentit, lui, Gabriel, le coureur de routes, l’aventurier, le « bohème » incorrigible, dans le devoir d’exprimer et de donner le meilleur de lui-même, autant qu’il le pouvait…

         Bien des années ont passé depuis ce jour ; Gabriel en courut des routes et des routes, Sylvie disparut tragiquement, les amis de ses parents ne reçurent plus personne durant deux ou trois ans ; et lui-même, Gabriel, vingt années durant, ne revint jamais à Bordeaux… 

         Une semaine s’écoula après l’envoi qu’il fit de son livre à ses amis…

Il n’y avait encore aucune réponse, aucun commentaire, aucun avis… Pas même la certitude que le livre avait été lu…

Et d’autres semaines passèrent toujours sans réponse. Et cependant, à l’occasion de conversations téléphoniques, se donnant mutuellement des nouvelles de leur santé, de leur vie, de leurs occupations ; transparaissait une affection, une considération réciproque, un ton amical sans réserve… Et jamais la conversation, directement ou indirectement, n’était venue au sujet de ce livre. Monsieur Téchené dans une lettre envoyée  dix jours après avoir reçu le livre, avait confirmé bonne réception et remercié, tout simplement.

 Ce silence de ses amis au sujet de son livre, déçut beaucoup Gabriel, mais surtout l’interrogea, non pas peut-être sur le sens ou sur la qualité de son œuvre, mais sur son existence même. Gabriel ne pouvait, au fond de lui, comprendre ou traduire un tel silence. Pas plus d’ailleurs, qu’il ne comprenait comment les 3000 exemplaires avaient pu être écoulés en si peu de temps…

Il avait ouvert un blog, peu de temps après la sortie de son livre, d’une part afin de le présenter et d’ouvrir un forum de discussion, mais aussi d’autre part, dans l’intention de commenter des ouvrages qu’il avait lus dernièrement.

Les rares réponses dont il avait pris connaissance, étaient laconiques, brèves et sans avis favorables ou défavorables. A l’exception d’un seul, celui d’une femme apparemment âgée, qui avait publié des romans de terroir et un recueil de poésie et de nouvelles. Cette femme dans son message, encourageait Gabriel à écrire d’autres livres. Mais Gabriel, après cette expérience, ne se sentait point écrivain, au fond de lui.

« Je suis un homme ordinaire, tout à fait ordinaire… Et ma vie n’est matière à aucun roman. J’ai seulement découvert, à l’âge de 52 ans, que je pouvais presque écrire comme un écrivain, alors que rien ne m’y prédisposait et qu’en outre dans ma jeunesse, j’étais très moyen en composition Française. Je ne veux pas devenir écrivain  parce que je ne me sens pas prédisposé à le devenir. Sans doute le souvenir de ces trois semaines passées tout seul dans l’intimité d’une jeune femme inconnue, dans ses jolis effets vestimentaires, dans cette atmosphère d’elle qui emplissait l’appartement, cela y fut-il pour beaucoup dans ma décision d’écrire un livre… Quoique l’histoire que j’imaginai n’avait rien à voir avec ce que j’ai vécu alors ».

Tels furent les mots que Gabriel écrivit dans le dernier billet de son blog.

 Gabriel mourut le dernier jour du mois d’avril et son blog demeura désormais suspendu, tel une chrysalide vidée de la vie qu’elle portait en elle, sur l’un des innombrables fils de l’immense toile du World Wide Web…

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