non à la guerre

  • Le silence des armes, de Bernard Clavel

          Le silence des armes est l'une des œuvres majeures de Bernard Clavel. En ces jours de l'été de 2012 en Syrie après un an et demi déjà d'une guerre civile aussi terrible que la guerre d'Espagne de 1936 à 1939 ; dans la perspective -peut-être- d'un conflit qui, dans cette partie du monde, le Moyen Orient, risque de se généraliser, avec la menace nucléaire (je pense à Israel et à l'Iran) qui semble se préciser... Ce livre, le silence des armes, est comme un cri de révolte, un immense cri de révolte et de dégoût contre toutes ces guerres, contre toute cette soldatesque, contre toutes ces armées de mercenaires, contre tous ces pouvoirs politiques ou économiques et financiers qui soutiennent ces guerres, ces conflits ou ces coups d'état ou ces révolutions, ou même encore, les orchestrent... Car nul ne sait vraiment ce qui se trame en arrière plan de tout cela, même si l'on se doute bien qu'au fond, c'est pour l'argent, les ressources énergétiques, ou pour des questions de territoires et de stratégies avec en plus, pour compliquer les choses, la religion...

    J'avais déjà lu, de Bernard Clavel : Malataverne, L'espagnol, La grande patience (4 volumes période 1939-1945 dans le Jura)... et une nouvelle qui fut adaptée pour un film de télévision dans les années 80 je crois... Une nouvelle qui à l'époque m'avait beaucoup marqué (le film de télévision en noir et blanc était à mon avis une excellente interprétation) : un ancien légionnaire, démobilisé à Marseille après la guerre d'Algérie, un baroudeur dur-à-cuire un peu anarchiste sur les bords, un type qui a fait des conneries dans sa jeunesse, un solitaire, un dur, un "solide", un aventurier, qui n'aime pas la routine, le petit confort, qui dort à la dure, qui a fait les colonies, la jungle, la forêt équatoriale, mais d'un tempérament fort et d'une certaine dimension d'humanité, un révolté, un sensible... parcourt à pied et en auto stop la route de Marseille jusque dans le Jura... Il dort dans des granges, il travaille "de tic et de toc" chez des paysans, il arrive dans un bled paumé au fin fond du Jura, un bled où la route s'arrête au bord d'une forêt impossible qui tombe sur un précipice. On ne sait à quel endroit la végétation et les arbres s'arrêtent, on ne voit pas le bord de la falaise abrupte qui tombe à pic... Le type rencontre la postière du bled, une femme déjà "bien en âge", une "vieille fille" au visage sec et sévère, le genre que l'on ne drague pas, très conformiste, qui va à la messe le dimanche, très attachée à des habitudes (de vieille fille), en somme une femme "impossible"... qu'on n'a pas envie pour tout l'or du monde de se mettre dans son pieu!...

    Eh bien entre la femme et ce type, une relation émouvante faite d'une infinie délicatesse et de discrétion de part et d'autre s'établit peu à peu et à la fin, le type, qui n'a jamais pu concevoir de sa vie une route qui s'arrête, s'enfonce dans l'enchevêtrement des broussailles, taillis, arbres, ronces, et tout à coup, tombe dans le piège mortel : il disparaît dans le précipice... Et la femme continue sa vie toute seule mais avec le rêve dans sa tête, le rêve de cette vie qu'elle aurait voulu avoir et partager avec le type...

    Par la suite j'ai beaucoup réfléchi à ce sens de la relation entre deux êtres si différents l'un de l'autre et qui pouvaient arriver à s'aimer et à envisager de "continuer la route ensemble"...

    ... Le silence des armes, première page, commence ainsi (je cite) :

    "Le pays fut sur lui d'un coup. Tout le pays, absolument. Encore noyé dans cette heure d'avant l'aube qui porte le poids de la nuit sans connaître l'espérance du jour à naître.

    Partout à la fois, autour de lui, Jacques sentit le pays. C'était inattendu. A vous couper le souffle. Une eau jaillie de nulle part et de partout.

    Et Jacques éprouva soudain la sensation d'être deux. L'un percevait toute la chaleur de cette étreinte profonde ; l'autre demeurait insensible, planté sur le quai de la gare. Devant lui, l'autorail aux fenêtres éclairées. A côté de lui, sa grosse valise qu'il venait de poser sur le quai. A quelques pas, l'employé. Personne d'autre n'était descendu de la voiture, personne n'y montait. Elle s'était arrêtée pour lui, au coeur de cette nuit qui enveloppait la gare. Cette nuit qui portait le pays invisible qu'il devinait mouillé comme ce quai de bitume où s'étiraient des reflets sales."

    ... Nous sommes, dans ce livre, dans des descriptions de paysages, d'atmosphère et d'ambiance à la fois très imagées, très poétiques et suggérant par moments une réflexion profonde, avec des phrases bien rythmées, des sonorités qui reviennent, une grande richesse de vocabulaire mais sans effets spéciaux, sans grandiloquence ou métaphores hasardeuses...

    Un passage qui m' a presque fait pleurer tellement je le trouve beau et émouvant, c'est quand il parle du traquet rieur, cet oiseau délicat, fragile, qui sait que l'homme est dangereux et qui construit son nid dans un creux de roche barré de petits cailloux qu'il dispose tel une barricade... sublime ! (ça m'a fait penser à ce sujet d'ailleurs, à un texte que j'avais écrit moi-même en 2005 sur le traquet rieur)...

    Ce livre c'est l'histoire de Jacques Fortier blessé, moralement détruit par les atrocités vécues en Algérie, qui revient dans son village du Jura pour quelques jours de convalescence... Mais il ne repartira pas dans les Aurès, il refuse d'accepter la haine et le sang, il ne veut pas renier l'enseignement d'un père mort et jadis incompris...

    "Le monde ne sera sauvé, s'il peut l'être, que par des insoumis"... Cette phrase résume le drame du Silence des armes, l'une des oeuvres majeures de Bernard Clavel.

    ... Bernard Clavel est, avec Albert Camus, l'un de mes auteurs préférés de la littérature du 20 ème siècle...

    Et cela déjà, outre la dimension littéraire de ces auteurs là, du fait de leurs origines : ils sont tous deux des "fils du peuple", du monde des ouvriers, des artisans, des gens simples qui n'ont jamais fait fortune ni leurs prédécesseurs dans leurs familles respectives que ce soit du coté du père ou de la mère...

    Albert Camus, son père était tonnelier à Belcourt un quartier "pauvre" d'Alger, il a été boursier pour pouvoir se rendre au Lycée et faire ensuite des études...

    Bernard Clavel a quitté l'école dès l'âge de 14 ans, pour aller en apprentissage chez un pâtissier de Dole, ensuite il a travaillé en usine, dans le vignoble, dans la forêt, dans un atelier de reliure, à la sécurité sociale, dans la presse écrite et parlée, et il dit que les métiers qu'il a fait ont été pour lui des universités...

    J'ai toujours eu une très grande admiration pour ce genre d'auteurs ou d'écrivains : ceux qui ont eu une autre "formation" que la formation universitaire ou de grande école (quoique Albert Camus ait fait, ait pu faire, des études universitaires (mais au départ il était boursier)...

    La dimension d'humanité (et de l'artiste, et de l'écrivain, ou du philosophe, de l'homme de lettres, de l'intellectuel en général)... devrait à mon sens "aller de pair" (lorsque c'est le cas) avec la formation universitaire si l'on a pu avoir cette formation dans les meilleures conditions possibles...

    J'ai peu de considération (du moins pas de vénération) pour les "Grands" que "l'on a fait Grands" ou qui se sont fait grands grâce à l'argent et aux relations...

    J'ai peu de respect voire de la révolte, pour le pouvoir de l'argent et des relations et des milieux où l'on "a tout pour plaire et réussir"...

    Et je tiens à le faire savoir, à l'exprimer haut et fort, avec même une sorte de "pensée intégriste" ... Mais je n'oublie pas cependant la "dimension humaine" lorsque elle existe chez des gens qui "ont eu plus de chances que les autres" ... (on peut être "intégriste" dans ses convictions... mais avec toutes les nuances possibles et avec aussi, toute la réflexion qu'il convient d'avoir et qui est en fait, nécessaire...)

    Quel livre, que le silence des armes ! Et quel épilogue avec le "réquisitoire du fond de ses tripes" de Jacques Fortier en face des gendarmes, du Maire et des Autorités qui sont venus l'interpeler, un "réquisitoire" contre l'armée, la guerre, celle d'Algérie avec toutes ses atrocités de part et d'autre... Des "vérités" qui claquent comme des coups de fouet sur ces villageois et gens "du bon pays de France" qui avaient des vues totalement erronées et conditionnées par le pouvoir de l'époque au sujet de ce qui se passait en Algérie... En lisant tous ces mots, ces mots de la plume même de Bernard Clavel (il n'invente rien en fait) je me voyais moi-même dire les mêmes mots -dans un contexte évidemment différent, celui de notre époque- j'avais l'impression de reconnaître l'être même que je suis au fond de moi, et bon sang, qu'est-ce que "ça me prenait aux tripes"! Et ce curé, ce jeune curé, qui disait à Jacques que le père de Jacques était le seul du village qui n'allait pas à l'église mais qui était le plus chrétien de tous!

    Et ce Théodore, ce "vaurien", ce voleur, ce paresseux, ce "connard" à la solde des "braves gens quand ça les arrange", qui avec son fusil de chasse, tue le chien rouge, ce chien qui n'arrêtait pas de suivre Jacques partout où il allait... Il le tue sur la place publique où est massée une foule compacte de curieux venus là pour assister au drame et à l'interpellation de Jacques Fortier... Alors Jacques Fortier vise avec son Lebel et "troue la paillasse" à ce salaud de Théodore (le seul mort de l'affaire mis à part Jacques Fortier à la fin, à la "Fontaine aux daims")...

    Retranché dans la maison de ses parents, en vente, il a récupéré la caisse d'armes et de munitions au grenier, de son oncle Emile, un ancien militaire, frère de sa mère... Et il déjoue tous les plans de la force de gendarmerie, parvient à quitter la maison durant la nuit, et finalement se rend à la fontaine aux daims où il est tué, exactement comme bien des années avant du temps de son père lorsque une troupe de chasseurs avait attendu les daims assoiffés venus boire à cette fontaine...

    Quel livre ! A vrai dire, tous les romans de Bernard Clavel sont ainsi : une immense réflexion, de la poésie, des images fortes, une fabuleuse et "légendaire" dimension d'humanité... Des histoires dramatiques et poignantes mais en toile de fond "une vraie beauté des êtres et des choses"...