Visages

Félicie Figeac

    Quelques personnages de roman, assez nombreux il faut le reconnaître, selon la capacité des écrivains célèbres à les " éterniser ", à les rendre légendaires, à leur faire traverser plusieurs générations de lecteurs ; quelques personnages de films également, ont été littéralement " portés à incandescence " et sont restés pour toujours ou tout au moins aussi longtemps que l'histoire des hommes sur cette Terre, ces images très fortes et très représentatives de tout ce qui peut brûler si intensément, vivre aussi passionnément à l'intérieur d'un Etre.
Cependant, la vie si ordinaire, si anonyme, si inconnue des hommes, contient dans leur passé comme dans leur présent bien d'autres personnages aussi nombreux que les étoiles, qui eux aussi entrent dans des légendes... Mais, celles là, anonymes. Ces personnages ne traversent que des mémoires tout aussi anonymes, les mémoires de ceux qui les ont connus et aimés.
    J'ai connu dans mon enfance à Cahors entre les années 1952 et 1957, une femme " exceptionnelle ", une femme dans toute la magie de sa féminité, une femme humble et forte. Forte comme le roc. Humble, parce que tout ce qu'elle a exprimé et réalisé dans sa vie, elle ne l'a jamais fait pour elle-même mais uniquement pour ses enfants, son mari, sa famille et ses amis, ses voisins, ses connaissances.
Et nous avons eu, nous, c'est à dire ma mère et mon père, puis le petit garçon que j'étais alors, l'immense chance, le privilège incomparable d' être de ses amis... et même plus, je dois le dire. Elle fut ma deuxième maman, la confidente et le soutien inconditionnel de ma mère. Elle fut pour mon père, comme une grande soeur, attentionnée, délicate, discrète et dévouée.
Si j'avais été un magicien de l'univers, du ciel et de la Terre et si j'avais voulu faire naître ou faire descendre l' Amour dans le Monde des hommes, alors j'aurais fait naître l' Amour comme un enfant du ventre de cette femme là, si forte, si humble, si bonne...
Elle s'appelle Félicie, Félicie Figeac. Elle habitait, à l'époque, au 7 rue Paramelle, à Cahors. En l' an 2000 elle vivait encore. Agée de 89 ans et demeurant sans doute chez l'une de ses filles, Georgette, dans la même ville. Je l'imagine mal finir ses jours dans une maison de retraite, une femme comme elle, d'autant plus que dans cette famille là pour ainsi dire   " on se serrait vraiment les coudes ".
Durant une toute petite partie du temps qu'il me faudra pour parler de cette femme, dans les quelques lignes qui vont suivre, c'est à dire en ce moment précis, le lundi 4 septembre 2000; je ne pouvais pas choisir meilleur endroit pour en parler que sur cette plage de Contis où je me rends si souvent, assis sur un rocher le long du courant de Contis, en face de l' océan immense dont les rouleaux blancs en ce moment même déferlent sous le vent en effondrements, en explosions d'écume. Et  je retrouve par delà toutes ces années écoulées, la force, la grandeur d'âme, la droiture, la sérénité parfois ombrageuse et tumultueuse, la violence associée à la douceur de cette femme incomparable, le " jusqu'au-boutisme " de son amour infini, son sens des réalités poussé à l'extrême et quelquefois si cocasse, si drôle, si émouvant !
En ce temps-là, donc, la rue Paramelle était un lieu de passage, très étroit, reliant deux quartiers de la ville : celui des " Remparts ", là où se terminait la rue Emile Zola où je demeurais avec mes parents ; et celui de la " Barbacane ", où s'élevait, au bord du Lot, la " Tour des pendus ". Les Remparts en ce temps là, une vieille et haute muraille datant du Moyen Age, derrière laquelle s'étendait le cimetière de la ville, était l'endroit en lequel se regroupaient tous les jeunes enfants et adolescents de cette partie de la ville. Un lieu " de perdition " au dire des habitants du quartier, un lieu où tous les " coups pendables " se préparaient, un lieu de toutes les polissonneries, rendez-vous de toutes les  "Bandes " plus ou moins organisées, rivales le plus souvent. Et pour aller dans la rue Paramelle depuis la rue Emile Zola il fallait passer par les Remparts.
La maison des Figeac était une grande maison, une maison pour une famille telle que la leur. On y entrait par un couloir qui faisait office de vestibule et d'espace d'accueil. Déjà, quand vous entriez dans ce couloir, l'âme de la maison vous étreignait jusqu'au fond de vos tripes. Ce couloir avait une odeur : l'odeur du linge repassé, du panier à poissons ramené de la pêche par monsieur Figeac, du charbon qu'on venait de livrer et des corbeilles de truffes que madame Figeac allait déverser peu à peu dans son tablier noir pour les éplucher pendant de longues soirées d'hiver. A gauche du couloir, c'était la " salle à manger salon ", la pièce des " grandes réceptions ", mais aussi et surtout la salle de travail de madame Figeac : elle y faisait ses travaux de couture, son repassage, ses " affaires ". C'était également son bureau, où elle gardait tous ses papiers importants, mais tout de même pas ses économies qui elles, étaient à la banque, en lieu sûr. A droite du couloir était la cuisine ou plutôt la grande pièce familiale pour les repas, les veillées, les discussions, l'accueil des invités du jour, des amis, de toutes les relations. Il y avait là dans cette pièce au centre, une table longue comme une limousine, recouverte d'une toile cirée vert pâle avec des petits points, fixée par des punaises sur les rebords de la table ; pas de chaises mais deux bancs aussi longs que la table ; puis les fourneaux, la cuisinière, la cheminée à l' âtre, des placards encastrés dans les murs, un évier immense en pierre polie. Autour de cette table, véritable autel familial, tout se décidait, tout se préparait, s'organisait, tout s'y racontait. C'était la " Télé Locale en 3 D " . A l'extrémité du couloir, une porte avec deux vantaux en verre dépoli, qui fermait mal, donnait sur une cour intérieure très noire, très humide et très petite, avec de hauts murs lépreux : les murs des maisons voisines. Dans cette cour il était hors de question d' envisager d'y jouer. D'abord, elle servait de souillarde et de débarras. Ensuite, il n'y avait là aucune magie, sinon toute l' " arrière-garde ", le fatras, toutes les reliques des réalités de la vie, des réalités les plus prosaïques et tout qui n'avait pas encore pris le chemin des  « monstres ».

La rue Paramelle

    Avant d'avoir été dans des tas de pays, avant d'avoir vu les Andes, l' Himalaya, la Terre de Feu, l' Australie ou la Nouvelle-Zélande ; avant d'avoir acquis une connaissance phénoménale, avant de posséder une belle maison, une belle voiture, avant d'avoir un bon métier, avant d'être " bien vu " et d'être un personnage reconnu dans le monde, avant d'être " Monsieur ou Madame quelque chose", avant tout ce que l'on a pu réaliser sur cette Terre, avant d'avoir édifié, inventé, avant d' avoir rayonné comme une étoile ou comme une Galaxie, avant de s'être demandé si la vie avait un sens ou non, avant d'avoir sondé les abîmes de l' absurdité ou escaladé les sommets de la raison, avant toutes ces certitudes qui nous rassurent, avant d'avoir trouvé sa place, son soleil, ses repères, sa foi, son identité, avant d'avoir fait mieux, comme ou pire que les Autres, oui, avant tout cela...
La vie est essentiellement faite de tous les gens que l'on a aimés, que l'on aime, et que l'on aimera... De tous ces visages que l'on a rencontrés, avec lesquels on vit, tous ces visages qui nous ont permis de  reconnaître, d’ effleurer des souvenirs qui nous échappent ; quelque chose d'ici ou d' ailleurs, d'autrefois, de maintenant et de demain, et qui nous ont reliés ne fût-ce qu'un instant, comme un fil invisible, ensemble, et pour toujours...
De tels visages sont toujours plus beaux que les plus beaux paysages du monde, toujours plus riches que toutes les fortunes et ces visages-là, même si nous ne savons rien d’eux, même s'ils passent dans notre vie, un matin, un soir, un jour, une nuit, aussi vite qu'un oiseau sur une branche, un papillon d'une fleur à l'autre, s’inscriront toujours en notre mémoire comme la plus magique de toutes les traces et tout ce qu'ils laissent imaginer même, n'est rien en face de leur authenticité, de leur pureté originelle, de leur liberté absolue, de ce qui leur appartient en propre. Et quand on a la chance d'avoir, pour quelques années ou tout au moins pour une certaine durée, ces visages dans notre vie de tous les jours, en des moments particuliers et privilégiés, il arrive que le temps semble s'arrêter et alors on se sent intimement relié aux êtres qui nous entourent, on perd cette conscience tragique et habituelle de la brièveté de la vie, on éprouve une sensation de sécurité et de sérénité absolus.
Les maisons ont des fenêtres et les voitures ont des glaces. Sauf quand il pleut, les maisons et les voitures ne pleurent jamais. Par contre les gens eux, ont des yeux et il leur arrive de pleurer. Mais aussi de rire heureusement. Les maisons, sauf celles qui tombent en ruines et les voitures tant qu'elles ne vont pas à la casse, durent plus longtemps que les gens qui les possédaient avant de mourir et lorsque les gens sont morts, on se demande souvent ce que vont devenir les maisons et les voitures : qui les habitera, qui roulera dedans ? Qui et plutôt qui que qui ?
    Lorsque madame Figeac a acheté sa maison avec son mari ( 400000 francs de 1950 ) c'était avec l'argent qu'ils avaient tous deux économisé pendant des années. Cette femme n'a pas hésité, un ou deux ans seulement après avoir acheté la maison, pour venir en aide à sa fille aînée qui " traversait une mauvaise passe ", à prendre une hypothèque sur la maison, c'est à dire à emprunter de l'argent à la banque et de donner sa maison en garantie, pour que sa fille se sorte de la situation dramatique dans laquelle elle se trouvait.
Madame Figeac a élevé 7 enfants dont le plus jeune, Jean-Claude était à l'époque mon meilleur copain ; en fait un « frère jumeau » puisque nous avions le même âge.
Pour un tel emprunt avec une telle garantie, la banque avait dit oui. En ce temps-là les banquiers ne prêtaient pas d'argent facilement aux particuliers. Les années étaient longues pour le remboursement, surtout selon l'idée de madame Figea et, très vite moyennant quelques énormes piles de repassage, des paniers de truffes à n'en plus finir, des travaux de couture et de confection pour beaucoup de dames de la ville, de très longues soirées jusque tard dans la nuit dans son " atelier " et à côté de tout cela, le pot de soupe toujours plein à ras-bord ( et quelle soupe ), avec ce réalisme féroce et obstiné, avec humour, sans jamais dire qu'elle avait mal quelque part ; et dans sa maison tant de gens qui venaient, tant d'enfants autour d'elle, ne négligeant pas non plus les fêtes et les anniversaires, en faisant de " grands mariages ", ceux de ses enfants les plus grands, en dépit de tous les avatars, les imprévus, les calamités de la vie, en l'espace de deux années, elle finit par rembourser la banque. C'était une " affaire classée ". Ni vu ni connu…
A la même époque pendant le congé d' été de son mari, Guy Figeac, qui travaillait alors à la SNCF comme manutentionnaire et ouvrier sur les voies, elle avait à coeur de payer des vacances à la mer à ses enfants et à toute sa famille. 15 jours de location à Vieux-Boucau dans les Landes. Une petite maison meublée avec tout ce qu'il fallait pour y vivre et faire la cuisine. A l'époque les gens ne partaient pas en vacances comme maintenant : ça coûtait cher et les salaires suffisaient à peine pour subvenir aux besoins de la vie quotidienne. Aussi, madame Figeac, toujours aussi résolue et inflexible quand elle avait décidé quelque chose, réalisait-elle là, avec ce projet et toute l'organisation qui en découlait, une véritable prouesse. Pendant les mois d'hiver et en particulier le mois de décembre, c'était le temps des corbeilles de truffes. Elle épluchait donc, ainsi que toute sa famille, dans la grande cuisine, des heures durant, parfois jusqu'à plus de minuit, d'énormes quantités de truffes. Cette activité-là était fort bien payée et, en épluchant beaucoup de truffes, on gagnait de l'argent. C'était d'ailleurs, entre tout, ce qui payait le mieux. Plusieurs fois, alors que je me trouvais chez eux à passer la soirée avec ma mère ou même sans ma mère, dans cette chaleureuse atmosphère familiale où il y avait tellement de choses à raconter et à écouter, où l'on riait beaucoup, à tel point qu'on ne voyait jamais le temps passer ; j'ai participé à l'épluchage des truffes. L'odeur alors, le parfum dégagé par les truffes emplissait toute la maison jusqu'en haut dans les chambres. C'est en partie grâce à l'argent des truffes que madame Figeac amenait sa famille en vacances.
Pour se rendre à Vieux-Boucau il fallait prendre un train à 3 heures du matin en gare de Cahors, changer à Toulouse, à Puyoo puis à Dax. On n'y arrivait que tard dans l'après-midi. C'était une " sacrée expédition " et la veille du départ lors des préparatifs, c'était la fête et le " branle-bas de combat " en même temps. Comme nous allions avec mes parents, l' été, dans les Landes chez mes grands-parents maternels, à chaque fois nous étions invités au moins à passer une journée entière dans la maison de Vieux-Boucau et nous y retrouvions au bord de l'océan cette atmosphère familiale à nulle autre pareille qui nous ravissait, nous enchantait et nous faisait passer de si inoubliables moments.
Afin de souligner la droiture et l'honnêteté de cette femme, je raconte ici une petite anecdote :
Jean-Claude, le dernier de ses enfants, mon copain, venait souvent chez moi rue Emile Zola parce que j'avais des jeux et surtout des petites voitures. Nous tracions  des circuits  dans la terre ; Jean-Claude prenait les plus belles petites voitures et pour ma part je jouais avec les " cassées ", celles qui n'avaient plus de roues ni de plancher. Un jour, il en avait ramené une chez lui, sans doute la lui avais-je prêtée ou donnée. Lorsque sa mère, en faisant le ménage, aperçut la voiture dans un recoin du vestibule tout en haut, elle appela son fils. Jean-Claude déclara que je lui avais prêté la petite voiture. Sa mère ne le crut point et elle lui " passa une trempe " puis l'obligea sur le champ à venir rapporter la voiture.
Elle n'aurait pas supporté dans sa maison un brin de paille qui ne lui appartînt pas et qui serait venu, comme ça, de je ne sais où...
    Lorsque " cela n'allait pas très bien avec Papa " à la maison de la rue Emile Zola, maman et moi nous allions chez Figeac.
Un jour, je me souviens, c'était le jeudi 9 Février 1956, maman, pour le repas de midi avait fait des grives sur canapé, accompagnées d'un grand plat de nouilles. Des grives que papa venait lui-même de préparer la veille, parce que maman n'aimait pas vider des bêtes. Elle avait servi à table les grives rôties sur des canapés noircis et brûlés, accompagnées du grand plat ovale en inox, de nouilles.
Depuis deux jours déjà, papa ne " desserrait pas les dents ". Il était dans ses " mauvais jours ". Nous étions là tous les trois, chacun à notre place, toujours la même, autour de la table de la salle à manger et l'atmosphère était glaciale, irrespirable, chacun de nous trois muré dans une solitude infinie... Sans rien dire, blanc de colère, papa jeta d'abord la bouteille de vin par terre puis il empoigna le plat de nouilles et le précipita contre la tapisserie, sur le mur situé à droite de la table. Un paquet de nouilles demeura collé à la tapisserie. Quant aux grives, elles volèrent sur le tapis, avec les croûtons carbonisés. D'un seul coup, sans prononcer un mot, avec maman, nous quittâmes la table et, habillés tels que nous étions, nous sortîmes de la maison. Dehors tout était blanc de neige, une grosse couche recouvrait les toits, le rebord des fenêtres, la rue. Des flocons épais, très serrés, nous fouettaient le visage. Maman me tenait par la main et je vis que son visage était grave, tellement triste qu'on y sentait du désespoir. Comme nous nous dirigions vers les remparts et donc vers le cimetière, une idée terrible me traversa l'esprit et je me souviens avoir dit alors à maman " Dis, tu ne nous amènes pas nous suicider, hein ? "
Non... Nous allions chez Figeac tout simplement. La rue Paramelle était tellement étroite que la neige n'avait pas pu s'y accumuler. Et, dans la grande maison familiale il ne neigeait plus... Madame Figeac comprit tout de suite qu'il s'était passé quelque chose de " pas très catholique "; elle nous accueillit de toute sa chaleur et de toute sa gentillesse sans chercher à savoir ce qui venait de se passer.
    Papa avait ses «frasques» qui désespéraient Maman et la rendaient malade. Maman avait aussi les siennes, qui la rendaient peut-être encore plus malade... Lorsque papa ne se trouvait pas à la maison et que c'était jeudi et que je n'allais ni à l' Ermitage ni chez Figeac, il y avait un " monsieur " qui venait à la maison, arrivant parfois avec une petite voiture décapotable. Il nous amenait en promenade, Maman et moi. C'étaient toujours des histoires drôles, assez " romantiques " avec ces " monsieur " qui venaient. Mais ça se terminait toujours très mal. Et je ne comprenais jamais rien. J'observai, et parfois cela ressemblait un peu à ce qu'on pouvait voir dans des films qui n'étaient pas pour les enfants.
Madame Figeac savait tout cela. Mais elle le savait de ses yeux à elle, de son regard, de son coeur, de sa réprobation parfois mais aussi de toute sa mansuétude. Elle était avec ma mère comme avec mon père, comme une grande soeur et elle n'a jamais pris parti, nous aimait tels que nous étions, ma mère, mon père et le petit garçon que j'étais.
D'autre part, mon père et monsieur Figeac étaient très copains et ensemble, ils faisaient des parties de pêche mémorables.

Ma mère et mon père

Ma mère était une femme très belle, drôle, romantique à l'excès, imprévisible, profondément attachante. Elle aimait rire, faire la fête, avait de l'imagination, du talent, de l'esprit et de l'humour dans tout ce qu'elle exprimait. Elle pouvait cependant passer de la joie à la tristesse, au désespoir même, en un clin d'oeil.
Toujours très bien habillée, très chic, très élégante. Elle changeait de robe deux ou trois fois dans la journée. Sa garde-robe était impressionnante : il n'y avait jamais assez de cintres... Elle avait aussi des étagères en très grand nombre, ployant sous le poids de livres de tous formats, autant que dans une bibliothèque municipale ; des piles et des piles de disques 45 ou 33 tours. Elle achetait systématiquement tous les grands succès, tous les " tubes " à la mode.
Ma mère, c'était la Féminité dans une magie à la puissance dix. Je me souviens alors, quand j'étais petit garçon, de son visage, du visage dont elle rayonnait ; de sa coiffure, de son regard, de son sourire. La regarder, l' entr'apercevoir, ne fût-ce qu'un instant, déclenchait une explosion de joie, de bien-être, d’ envie de la connaître.
Et c'est de cette femme-là que je suis sorti, un jour de Janvier 1948, à Linxe dans les Landes, à dix kilomètres seulement de l' Océan Atlantique, dans une chambre située juste au dessus du bureau de poste de l'époque, vers une heure de l'après-midi, un vendredi, le 9...
    Ma mère n'aurait pas comme Madame Figeac, pu envisager de " tenir une maison ", c'est à dire se livrer durant une bonne partie de la journée à des tâches ménagères répétitives, repasser, coudre, faire la cuisine ; gérer le quotidien avec toutes ses contingences matérielles. Elle ne gérait rien d'ailleurs, ni son porte-monnaie ni sa vie. C'était tout au jour le jour selon la magie du moment vécu ou " l'air du temps ". Aussi y avait-il de ces lendemains particulièrement douloureux, de ces " coups de cafard " phénoménaux parfois...
Autant que je me souvienne, ce qu'elle aimait le moins, c'était faire la cuisine. Il fallait du " tout prêt ", du " va vite ". Au début du mois nous mangions du poulet, du pigeon rôti, du " rumsteak ", du rôti de porc, tout ce qu'il y avait de plus cher et de plus facile à faire. Au four en effet, il suffit de tourner un bouton et d'attendre. Ou sur le grill ou bien à la poêle. Pour l'accompagnement, ma mère servait des pâtes ou bien ouvrait des boîtes de conserve de légumes et pour le dessert, elle disposait sur la table des fruits, des yaourts, du fromage ou des gâteaux achetés. Jamais de soupe, de plats mijotés ni de sauces ni de plats élaborés.
Il n'y avait qu'une seule tâche qu'elle accomplissait avec régularité, vigueur et répétition : celle qui consistait à épousseter les étagères et les meubles parce qu'elle avait horreur de la saleté : c'était presque une obsession .
Au début du mois pour le repas de midi, elle mettait sur la table ( de la salle à manger, pas de la cuisine ) une bouteille de  Château -Romain, un « pinard » qui coûtait 230 Francs des années 50 !
A la fin du mois, l’on buvait de l'eau du robinet et l'on mangeait du petit salé aux lentilles pendant trois jours, parce qu'il n'y avait plus de sous...
Le matin elle " traînassait ", bouquinait, écoutait des disques et l' après-midi se passait en " sorties chic " en ville ou dans des endroits plaisants, là où l'on voit du monde.
Elle faisait partie d'une petite troupe théâtrale qui produisait des spectacles dans les localités aux environs de Cahors. Comme elle avait une très belle voix, dans les spectacles musicaux elle chantait. Le Directeur de la petite troupe était un nain difforme, un peu bossu, « moche comme un pou »  mais sachant s'y prendre avec les femmes. Il s'appelait Monsieur Arnaudy. Lui aussi possédait une voiture décapotable. Il était si bien habillé, si gentil avec les dames; si enjoué et de si belle d'âme et d'un si bon contact avec les enfants, que beaucoup de familles de Cahors le recevaient et au passage… Quelques jeunes dames lui ouvraient-elles le lit conjugal... Mais ma mère le trouvait vraiment trop laid. Avec lui, c'était seulement " intellectuel ". Il était si étonnant et si plaisant que l'on arrivait à le trouver beau.
Sans avoir pu faire des études, ma mère parce qu'elle lisait beaucoup, aimait l'actualité, la littérature, le cinéma, les Arts, la musique et qu'elle se documentait sur tout, " tenait la route " dans le monde comme on dit, et mes parents à Cahors, ayant de nombreuses relations vu la profession de mon père ( installateur du téléphone et entretien des lignes, services techniques ), nous étions souvent invités dans des familles de " la bonne société ". Mais ma mère se sentait à l'aise partout, elle était si spontanée, si naturelle, si gentille et ne s'attachant qu'à dire le bien et jamais le mal, tellement drôle aussi, qu'elle " passait " partout, dans tous les milieux sociaux. Elle enchantait et séduisait toujours.
Toutefois,le " centre du monde " à Cahors en définitive, c'était la Maison Figeac, rue Paramelle... Il n'y avait pas de havre, pas de port plus sûr que là.
    Mon père était lui aussi mais en tant qu'homme, très imprévisible. Il pouvait être charmant à l'extrême et désagréable au possible selon ses états d'âme... Mais c'était un homme profond, d'une sensibilité poussée à son paroxysme, d'une droiture et d'une honnêteté qui n'avaient d'égales que celles de Madame Figeac. Lui aussi n'aurait pas supporté dans sa maison ou dans  son atelier, le trognon d'un crayon qui ne lui appartenait pas. Il était conquis comme moi par la magie de la Féminité. Mais il fallait que cette " magie " parfois, puisse se concrétiser autrement qu' en " se regardant dans le blanc de l'oeil ".
En 1947 quand il m'a conçu début avril et qu’il a appris que ma mère m'attendait, il a expédié illico un télégramme : " j'arrive, je t'aime ". Il a aussitôt interrompu ses études, renoncé à ses projets, pour accourir à l'annonce de cet évènement. Mais je crois que le trait le plus caractéristique de sa personnalité ( Je le souligne parce que dans toute l'histoire des hommes, c'est très rare ), était son indépendance d'esprit par rapport à toutes les idéologies, la politique, la religion, la philosophie, la mode, le " qu'en-dira-t-on ", les courants de pensée, le sens du monde, les habitudes, les systèmes quels qu'ils soient... Sa neutralité et en même temps l'intérêt, la curiosité extrême ; la considération qu'il avait des gens en général et de tout ce qui l'entourait. Il avait toujours " son idée sur tout " mais il restait discret, prévenant, attentionné, délicat et surtout, humble ( même quand il " fanfaronnait ") . En fait, il fanfaronnait comme un enfant, sans malice, en toute spontanéité.
Et c'était un artiste, un bricoleur, un " je sais tout faire ", sans en avoir l'air de rien. C'est lui qui me fabriquait presque tous mes jouets, sauf les petites autos que l'on achetait. Ce n'était pas toujours un grand causeur. Taciturne, parfois solitaire et pensif... Il avait sa vision du Monde. Sans doute en un clin d'oeil pouvait-il passer de l'émerveillement absolu, de la reconnaissance amoureuse de tout ce qui l'enchantait, à la plus amère des désillusions. La vie a très certainement été pour lui, une " drôle d'expérience ".
Je comprends que ma mère ait pu être aussi follement amoureuse d'un tel homme. Et en plus elle le trouvait " beau comme un Dieu ", marrant, éternellement jeune d'esprit et de coeur. Quand il était jeune homme, elle l' appelait " mon I ". Parce qu'il était filiforme, toujours affamé, comme l'étaient les jeunes hommes pauvres, après la Libération. En fait mon père quand il a connu ma mère, n'était pas seulement affamé que de pain... Ma mère avait de si jolies jambes !

La carpe

    Certains soirs lors des tournées de la petite troupe de théâtre alors que Madame Figeac épluchait ses truffes,  que Maman passait quelque part sur scène et ensuite faisait la tournée des cabarets avec toute la " bande ", ne revenant à la maison que vers 4 ou 5 heures le matin, raccompagnée " en tout bien tout honneur" par Monsieur Arnaud ; papa traversait les heures de la nuit devant son bureau dans le salon-salle à manger et dessinait des affiches publicitaires pour les Bons et les Emprunts des PTT. A plusieurs reprises ses créations artistiques avaient été sélectionnées par les services du dessin publicitaire. Et, quand il ne dessinait pas d'affiches, il réalisait des pyrogravures ou des dessins à la plume. De cette époque, sauvés de tous les déménagements, des départs en " catastrophe " d' Algérie et de Tunisie et de bien d'autres " accidents " de la vie, j'ai pu conserver ces deux pyrogravures, exécutées avec tant de soin, sans modèle, de simple mémoire visuelle durant ces heures de la nuit... Ce sont deux tableaux qui représentent des danseurs sur la place d'un village Breton. Les dessins à la plume sont des coins de rue, à Cahors, autour de la Barbacane, entre autres.
Mon père en réalité " touchait à tout " : aquarelle, fusain, peinture à l'huile, plume, crayon.
Il lui arrivait d'amener son chevalet, son matériel de pêche, dans la " Juva 4 " des PTT déjà bourrée de matériaux pour les lignes. Et lorsqu’ entre deux interventions il avait une petite heure devant lui, il s'installait dans un endroit qui lui plaisait, dépliait son chevalet pour " croquer "... une maison en ruines, un paysage, le bord d'une rivière...
Il avait à part cela, une puissance de travail phénoménale. Les jours et les nuits d'orage ou de grosses intempéries par exemple, il pouvait être " par monts et par vaux " plus de 24 heures durant, d'autant plus que son secteur d’ Automatique Rural s'étendait sur la moitié du département du Lot. Pour cette raison connaissait-il   beaucoup de gens. En fait, grâce à lui et à ses co-équipiers, le téléphone fonctionnait de nouveau. Et le téléphone dans les années 50, c'était " la boîte à bon-dieu ".
    Ce qui m' a  étonné, émerveillé et bouleversé, avec mes parents, c'était tout ce qui par moments les  accordait ensemble et les liait l'un à l'autre ainsi que toute cette complicité intellectuelle,  cette " atmosphère " entre eux deux, d'intimité et de partage, cette faculté qu'ils avaient parfois l'un et l'autre de se comporter et de s'exprimer comme deux enfants… Mais aussi incroyable hélas que cela puisse paraître, cet abîme insondable et profond qui les séparait , les isolait l'un de l'autre à d'autres moments, à tel point qu'ils devenaient étrangers l'un de l'autre, murés, confinés dans une solitude qui les ravageait. Dans ces moments-là, ils ne pouvaient plus se supporter. Alors, ils partaient chacun de leur côté puis se retrouvaient, encore plus meurtris que jamais, se séparaient de nouveau, vivaient chacun pour un temps leur " ailleurs ", un " ailleurs "qui toujours s'écroulait et laissait beaucoup de traces.
Ensemble ils ont vécu et partagé le pire comme le meilleur. Et j'étais l'observateur attentif, empli d'interrogations, muet et impuissant de cette tragédie qui avait parfois la magie de se transformer en fête et fou-rire.
De toute ma vie je n'ai jamais connu d' êtres pouvant ainsi s'accorder et se désaccorder à ce point-là. Pendant des années je me suis dit, alors que je n'étais qu'un enfant, qu'un jour cela " finirait mal ". En fait cela dura 15 ans. Jusqu’au 22 Mai 1962. Notre vie commune, à tous les trois, telle qu'elle était, s'est arrêtée ce jour-là.  Dans ma mémoire résonne encore le son de la voix de Madame Figeac à propos de mes parents : " Ah, mes pauvres enfants ! ". Elle qui ne s'apitoyait jamais ! Elle qui était si dure tout en étant si bonne ! Et c'est vrai qu'il n'y avait pas souvent de sa part, beaucoup de manifestations de tendresse ; peu de " câlins ", ni avec son mari ni avec ses enfants. L’on sentait la puissance de son amour  dans son regard, dans l'intonation de sa voix, dans sa manière de s'exprimer, dans son humour à nul autre pareil, un humour tragique, émouvant, décapant, d'un réalisme cocasse, bon enfant et fataliste. Il y avait même parfois, une certaine dureté sur son visage, une dureté immobile, saisissante, en face de laquelle, sans se sentir coupable de quoi que ce soit, l’ on éprouvait  l'irrésistible besoin de se remettre en question, de s'interroger sur le sens de ce que l'on accomplissait... C'était un esprit fort et l’on était saisi par tout ce elle  décidait quand il s'agissait de son mari, de l’un de ses enfants ou encore de ses amis.
    Autant que je me souvienne, de 1952 à 1957, une seule fois, j'ai vu Madame Figeac " à court de ressources »
C'était un temps de " vaches maigres ", un temps d'adversité, un temps pour la " chienne du monde ". On approchait alors à grands pas du mariage de l'une de ses filles. Il fallait que ce soit un " grand mariage", comme l'avaient été les précédents mariages.
Pour les vins, les alcools et les liqueurs, il y avait toujours une réserve pour les " grandes occasions ". De ce côté-là donc, très bien : on avait ce qu'il fallait. Pour les entrées, les desserts, là aussi tout était prévu : Madame Figeac avait suffisamment d'ingéniosité pour faire " quelque chose de grand " avec trois fois rien...
Mais pour le plat principal dame ! Là, il y avait visiblement un petit problème. Car l'on avait depuis ces derniers mois, épuisé les conserves, les bocaux, les confits d'oie et de canard dans les pots de graisse. Et dans la petite cour intérieure, si étroite, si encombrée, si peu propice à l'élevage de poulets ou de lapins, à plus forte raison, on n'aurait jamais pu y engraisser un cochon.
A trois jours du mariage, Madame Figeac se grattait encore la tête et n'avait rien trouvé. Pas question d'aller chez le traiteur, d'envisager l'achat d'un petit cochon de lait qui aurait coûté les yeux de la tête ou même de toute autre victuaille : il n'y avait pas d'argent. Pas d'argent du tout et aucune " rentrée " prévisible avant plusieurs semaines.
C'est la Providence, cette " bonne fée ", qui donna, à l'occasion un " petit coup de pouce ". Monsieur Figeac et mon père ramenèrent des bords du Célé, une carpe énorme, si énorme que, dans la lessiveuse au fond de laquelle Madame Figeac la plongea, elle en faisait le tour sans bouger, la tête et la queue se touchant. J'ai eu le plaisir et le privilège de pouvoir moi aussi tourner et retourner autour de la lessiveuse, d'admirer cette si grosse carpe, de la contempler encore toute frétillante de vie, avec ses yeux vitreux, sa drôle de tête et sa gueule de crapaud qui semblait happer l'eau. Pour transporter cette carpe vivante, des bords du Célé jusqu'à la Rue Paramelle, mon père avait utilisé une " nourrice ". A eux deux ils avaient eu un mal fou pour sortir cet animal de l'eau en essayant de ne pas l' abîmer. Mais Monsieur Figeac était un " spécialiste ".
    En 1952 alors que nous venions tout juste de nous installer dans la maison de la  rue Emile Zola, j'étais très intimidé et à vrai dire peu réceptif lorsque je me trouvais à table au beau milieu de cette grande famille. Cet univers-là m'était totalement étranger et j'étais bien petit, quatre ans, seulement. On ne mangeait, de la soupe au dessert, que dans des assiettes creuses en très grosse faïence blanche, quelque peu ébréchées par endroits. Après la soupe à laquelle je trouvais un drôle de goût, on me mettait dans l'assiette un morceau de confit d'oie ou de poule. Le coeur soulevé, les yeux tristes, la tête entre mes mains, je demeurais coi, rouge de confusion et ne voulais plus rien manger. Monsieur Figeac au bout de la table, la place du Maître de la maison, faisait sauter le bouchon de la bouteille de vin et déversait dans son assiette encore chaude, au moins le tiers de la bouteille. C'était "chabrot", devais-je apprendre plus tard. Il avalait presque tout d'un trait, puis claquait fortement la langue, émettait un  de râle de gorge. C'en était trop pour le petit garçon que j'étais alors.
Mais très vite, au bout de quelques jours seulement, mon amour, mon étonnement et mon émerveillement pour ces gens-là ; la magie qui était celle de  chaque recoin de leur maison, oui tout cela fut aussi fort que l'horreur que j'avais éprouvée le premier jour.
    Monsieur Figeac avait " le verbe haut ", sonore et régulièrement ponctué de " putain " et de " oh la vache! ». Toujours le mot pour rire même quand tout allait mal. Selon lui toutes les femmes étaient des « garces » . Mais il les adorait toutes. Jamais, au grand jamais il n'aurait manqué de respect à une femme ; jamais il ne serait passé devant une femme au magasin ou dans un lieu public...
Il disait toujours qu'il avait fait un mariage d'amour. Pas un mariage comme la plupart de ses copains qui prenaient une femme pour s'établir et avoir des enfants… une « bobonne », quoi!
Lui, sa femme il l'aimait, il l'honorait, il la vénérait. Même si parfois elle allait le chercher dans les bistrots où il " faisait la foire " avec des copains.
C'était un " artiste " à sa façon, un travailleur acharné et infatigable, un " boute-en-train ", un homme "rigolo" mais profond comme un océan, un peu comme Coluche mais en " Figeac ". Dans les fêtes et les anniversaires, les réceptions, question ambiance c'était lui qui menait la danse. Il avait de la ressource, de la voix, de l'intonation, de la résonance, il savait soulever des tempêtes de rire et son optimisme, sa vision du monde était tels, qu‘il enjambait la " chienne du monde " partout où elle se couchait.
La jeune et sérieuse Félicie, au début des années 30, qui pour une fille de l'époque savait déjà tout faire, fut tout de suite séduite par ce jeune homme turbulent, désordonné, rieur, d'un optimisme sans égal, fantasque, mais si profond, si énergique. Elle avait aimé sa " vision du monde " et l’avait reconnu  tel qu'il était " en bloc ", comme elle a toujours aimé les gens : non pas pour elle même mais pour ce qu'ils étaient eux et eux seuls.
    Avant de s'établir définitivement fonctionnaire à la SNCF où il effectuait principalement des travaux d'entretien sur les voies et dans les gares, il avait exercé auparavant le métier de peintre tapissier et décorateur. Ce qu'il aimait le plus, dans ce travail était la préparation, l'agencement, la décoration des salles de fêtes, des lieux publics où les gens allaient se réunir pour y fêter ou célébrer quelque évènement.
Afin de se faire un complément de revenus, surtout vers la fin de sa carrière à la SNCF, et plus tard lorsqu'il prit sa retraite, il occupait aussi à temps partiel un emploi municipal : l'entretien du cimetière.
Bien que d'un tempérament très " démonstratif ", il ne s'éternisait pas cependant en manifestations de tendresse, n'était pas un spécialiste du " câlin " et des embrassades. Mais son humour et sa manière de s'exprimer avaient assurément une atmosphère de cirque, un ton de chansonnier, un réalisme aussi cocasse que celui de sa femme, et " bon enfant ". C'est ainsi qu'il manifestait son amour.
Combien de fois sa femme ne nous a-t-elle pas dit : " Vous savez, mon mari, c'est un drôle de numéro !" Parfois, il faut le reconnaître, cela " fritait " quelque peu dans le ménage, quand il " passait les bornes ". Et par moments les " apéros ", les tournées de bistrot, cela marchait un peu trop fort. Mais le couple se retrouvait toujours sur ce qui le liait  : la générosité, la force de travail, les enfants qu’ils élevaient et les grandes décisions de leur vie qu'ils prenaient ensemble... Sans compter cette capacité d'accueil et de communication, cette humilité et ce courage devant l'adversité qui étaient les qualités de ce couple.  Deux " visions " du monde  se complétaient tout en étant différentes l'une de l'autre.
Des autres membres de la famille, à l'exception de Jean-Claude, j'ai peu de souvenirs. Je connaissais à peu près bien Georgette, l'aînée ; Pierrette et Jacqueline, les deux dernières filles qui n'avaient qu'un et deux ans de plus que Jean-Claude.
Je me souviens en particulier d'un évènement dramatique, dont parlait souvent Madame Figeac, un accident assez grave de moto à la suite duquel sa fille Georgette, blessée et enceinte au moment de l'accident, devait mettre au monde un enfant handicapé, une petite fille.
Pierrette et Jacqueline ne venaient que très rarement rue Emile Zola. D'abord parce que c'étaient des filles et que les filles ne jouaient pas avec les garçons. D'ailleurs elles allaient à l'école des filles de la place Thiers. Et puis je crois que surtout, Madame Figeac n'aurait pas laissé aller ses filles dans une maison où il n'y avait qu'un garçon, enfant unique.
En dessous de ma chambre, donnant sur le jardin, derrière la maison s'ouvrait la cave, en laquelle on pénétrait par un escalier en béton de 5 ou 6 marches. Là-dessous dans cette cave, c'était noir, tout noir, sans lumière et plein de mystère ! Avec Jean-Claude c'était devant l'entrée de la cave que l'on traçait nos circuits routiers et parfois l’on se rendait dans la cave pour se dire des " secrets " et préparer des " mauvais coups ". Une après-midi, Pierrette et Jacqueline étaient venues pour le goûter, un jour de fête je crois. J'ai beaucoup aimé, ce jour-là, chez moi, les allées et venues dans le jardin, les rires et les regards un peu coquins de ces deux filles dont l'une, Jacqueline n'avait qu'un an de plus que moi. Elles étaient fraîches, jolies, souriantes dans leurs petites robes d'été, toutes deux châtain-foncé, le visage pâle aux traits agréables. Avec Jean-Claude nous avions essayé de les entraîner à l'intérieur de la cave mais quand elles ont vu ce gouffre tout noir et qui sentait le vieux plancher moisi, elles ont vite couru sous la tonnelle au fond du jardin.
    A une époque où je faisais des angines et des bronchites à répétition et parce que c'était tout un poème pour m'administrer des cataplasmes qui piquaient très fort et qu'il fallait garder pendant une heure au moins, mon père avait fait l'achat d'un projecteur, d'un écran, de bobines de films ; et alors on faisait le cinéma à la maison. Au lit, la poitrine serrée dans un énorme cataplasme à la moutarde qui me cuisait jusqu'à l'os, je regardai le film au plafond : " La Belle et la Bête ».
Et grâce au cinéma, Pierrette et Jacqueline venaient plus souvent à la maison, ainsi que tous les enfants du quartier d'ailleurs. Le dimanche en hiver quand il faisait mauvais temps, mes parents organisaient les " séances ". On déplaçait quelques meubles,  disposait en rangs toutes les chaises de la maison, des tabourets, et si cela ne suffisait pas, des cartons. Puis l'on éteignait la lumière ( instant solennel ) et on passait les films. Pour l' " entr'acte ", maman servait du chocolat chaud : du gros chocolat Meunier, de ménage, fondu et mélangé au lait brûlant, avec des brioches. C'était alors pour moi, ces après-midi-là, un enchantement absolu, le contraire du " Désert de Gobi ". La joie immense, les rires, les exclamations étonnées , le ravissement de tous ces enfants, la gentillesse de ma mère et la participation humoristique de mon père, alors dans ses " meilleurs moments ", tout cela me comblait et me procurait un bien-être intense, me pénétrait de l'instant vécu et partagé dans cet enthousiasme général.
Il y avait aussi une autre distraction tout aussi attrayante et génératrice de fou-rire et de réunions mémorables. Mon père, bricoleur, ingénieux et inventif, avait fabriqué un " autodrome ", un circuit routier assez compliqué où de petites autos miniatures activées par un électro-aimant, surfaient sur des voies en papier goudronné. Afin de donner vie à ce circuit, mon père avait conçu tout un système de signalisations, modelé de petits personnages, tous les éléments pouvant reproduire la scène d'une véritable course automobile en circuit fermé.
Et là, il n'y avait pas que les enfants qui jouaient ! Des amis, des relations de mes parents, des gens avec lesquels nous aimions nous retrouver ensemble, parfois même des gens de la " bonne société "; formaient autour de ce circuit magique, des groupes hilares, détendus et animés d'un enthousiasme délirant. On faisait des paris, on se donnait des gages, on se " marrait comme des petits fous ". Et il y avait bien sûr à chaque fois un " goûter " exceptionnel. Des dames étaient très bien habillées, et c'était un régal de les regarder ; on se moquait gentiment les uns des autres et l'après-midi s'écoulait ainsi, comme si le temps de ce que nous vivions ne devait pas avoir de fin. Il n'y avait plus dans cette atmosphère entre nous tous ni de " Monsieur " ni de " Madame " Le... quelque chose...


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