Visages

« Avec de tels paysages, je me sens riche dans mon coeur »…

    La dureté générale, permanente et quotidienne du monde ; la dureté dans les rapports de communication, la dureté dans les jugements et dans les comportements, la dureté avec laquelle on parle des gens qui ne sont pas forcément présents quand on parle d'eux ; si elle me fait toujours très mal et si j'en arrive à ne plus pouvoir la supporter, cette dureté ne me révolte pas cependant... Se révolte-t-on contre la violence du vent ? Contre la violence de la nature ?
Cette dureté générale du monde est le " sens commun ", le sens habituel : c'est ainsi que fonctionne le monde tout entier... Il n'y a donc pas lieu  de s'en étonner.
Le " vrai désespoir " ne vient pas de la dureté du Monde. Le " vrai désespoir " vient de l' incapacité du meilleur de nous-mêmes à changer la vie que nous vivons, à changer la vie des êtres en face desquels nous nous sentons responsables... Ne pas dire par exemple tout le bien que l'on sent, que l'on sait ou que l'on découvre au moment où il faudrait le dire. Ne pas exprimer ce qui peut être attendu par l'autre. La tragique impuissance de l'amour en somme… Et le silence, la gravité, la pesanteur extrême de cette impuissance. C'est ce qui m' a le plus bouleversé dans la vie que je traverse, ce qui m’ a le plus interrogé.
J’ai senti la philosophie et la littérature impuissantes  devant ces questions en dépit des mouvements de la pensée, de l'âme, de l'imagination, qui s’affirment toujours plus généreuses et  plus ouvertes à la diversité...
Les enfants ont l'enthousiasme, l'imagination, la spontanéité, la pureté de leurs intentions. Mais ils deviennent trop vite des adultes, le " sens du monde " les rattrape et les conditionne. On les retrouve âgés de 40, 50 ou 60 ans bardés de certitudes, " bien dans leur peau ", dans un environnement social et professionnel bien délimité.
 
    Ma mère en 1957 à Tunis avait alors 33 ans. Le plus bel âge pour une femme, la féminité dans toute sa magie. Elle ne se maquillait pas beaucoup, juste ce qu'il fallait à l'occasion. Son visage était celui que Dieu s'il avait été une femme, aurait dessiné à son image. Un visage qui n'était pas seulement beau, agréable à regarder mais qui avait en lui bien plus encore : un caractère, une âme…
Ma mère s'habillait divinement bien. Pas comme une de ces stars de cinéma avec des tas de " falbalas " et de " froufrous "mais plutôt avec une simplicité, une classe, une délicatesse, un " chic ", ne pouvant que la définir elle et pas une autre. Elle était femme, jeune fille et petite fille, tout cela en même temps. Et d'une candeur, d'une drôlerie particulièrement émouvantes. Elle aimait beaucoup ces paysages d' Afrique du Nord qui, à l'époque dès que l'on s'éloignait des villes et en Tunisie tout particulièrement ; explosaient de luminosité, encore vierges de toutes les traces de la civilisation moderne, sans réseaux de voies de circulation, sans pylônes ni fils électriques, à la végétation rabougrie ; s'étendant sur des distances à donner le vertige, tourmentés de buttes aux arêtes vives, sans arbres, sans verdure... Un soleil omniprésent qui même en hiver à l'heure de midi, montait haut dans le ciel. Elle disait : " avec de tels paysages, je me sens riche dans mon coeur et là, ce n'est pas comme en Europe où l'on étouffe au milieu de forêts et de verdure. Quand il y a trop d'herbe, trop de vert, alors je me sens pauvre. "
    La Tunisie qui était alors, depuis un an à peine, un jeune état où tout était à construire, n'était pas un pays sûr pour les  biens et des personnes. C'était une terre ouverte à tous les vents de l'histoire de ce milieu de siècle. Il y avait beaucoup d'aventuriers, de trafiquants, de " déclassés ", beaucoup de misère aussi. Il n'était pas conseillé par exemple pour une femme, d'aller se promener ou de se montrer seule dans ces quartiers cosmopolites tels que les souks, les marchés populaires, les ports et même les jardins publics, ou encore sur les plages. Ma mère savait tout cela. Mais elle n'avait peur de rien, comme ces enfants qui sautent à pieds joints au dessus du feu et ne se brûlent jamais. La férocité des regards de certains hommes, la violence, l'âpreté des relations, surtout avec les gens qui n'étaient pas du pays mais s'étaient installés afin de tirer profit de tout ce qu'ils pouvaient trouver ; tout cela aurait découragé les humanistes les plus convaincus et les idéalistes dans le genre de ma mère.
A Cahors elle avait un temps adhéré au Parti Communiste. Elle partageait leurs idéaux, leur désir de fraternité, de justice sociale mais parfois elle trouvait que dans leur vie quotidienne, dans leur comportement et selon leurs intérêts personnels, cela ne " cadrait " pas tout à fait avec leur « profession de foi ».
En Tunisie devant toute cette misère, ma mère était désemparée. Elle aurait vidé son porte-monnaie dans les écuelles des indigents qui étaient partout légions, omniprésents et surtout des enfants.
Non, il ne faisait pas bon se promener non accompagnée au souk et encore moins sur une plage. Pourtant, il n'est jamais rien arrivé de fâcheux à ma mère. Sans doute ce qui émanait d'elle, cette candeur, cette générosité, cette beauté en elle, intouchable et se déversant comme la lumière du ciel, devait lui conférer une sorte d'invulnérabilité, lui assurant ainsi la meilleure de toutes les défenses.
Elle n'était pas de ces êtres purs et vrais se sentant fragiles qui, par nécessité se protégeaient comme certaines fleurs avec des épines ou des feuilles urticantes... Avait- elle seulement conscience de son pouvoir, ce pouvoir qui n'était pas celui du " sens du monde "? De toute sa candeur, de toute sa générosité, de toute sa beauté, elle n'avait donc peur de rien et les regards les plus féroces, les désirs les plus violents s'arrêtaient sur ce rivage de " quelque chose d'elle " dont ne savait pas de quel pays il était, et qui surprenait toujours…

Le Tramway « Belvédère - Rue de Rome »

    Jamais je ne me suis autant battu à l'école qu'au Lycée Carnot à Tunis en classe de huitième et de septième. C'était un univers impitoyable, d'une violence inouïe. Il n'existait pas à proprement parler de clans ni de coalitions. Quelques " caïds " et leurs " sbires " en réalité faisaient la loi mais tout cela ne durait que le temps d'une récréation. Le petit monde de l'école maternelle à Cahors en 1952 et 1953 par comparaison, était moins violent. Les plus mauvais sujets, les plus teigneux, les plus dangereux, n'hésitaient pas à me poursuivre jusque sur le palier de notre appartement. Et pour neutraliser certains d’entre eux je tirai un couteau de ma poche, j'explosai dans une violence en laquelle ma détermination, ma rage, les faisait enfin fuir. C'est dire de la dureté, de l'extrême tension qu'il y avait dans les relations entre jeunes, dans ce monde d'alors. Dans ces petites classes primaires du Lycée Carnot à Tunis, je n'ai jamais eu de copains. Pour me défendre il me fallait taper le premier et le plus rapidement possible, créer immédiatement l'effet de surprise, ne pas hésiter à passer pour une brute afin d'avoir la paix.
Les " gosses de riches " qui habitaient dans les beaux quartiers résidentiels autour du " Belvédère " pour la plupart, se rendaient à l’école en taxi, dans des " 4 chevaux " noires et blanches. La course d'un bout de Tunis à l'autre quelle que soit la distance, coûtait 50 Francs de 1957. Ma mère aurait voulu que je prenne un taxi, comme beaucoup d'enfants d'Européens ou de riches commerçants ; non pas parce que " ça faisait bien " mais surtout à cause de l'insécurité des rues et des moyens populaires de transport. Je ne voulais pas être comme ces " gosses de riches " qui se pavanaient au Lycée, portant des cartables en cuir de vache et qui sortaient des stylo-plume rutilants comme des bagnoles de luxe.
Les bagarres ne naissaient pas seulement à cause de la pauvreté des uns ou de l'opulence des autres. Elles surgissaient spontanément pour un rien. Un mot de trop, un regard, un simple geste et cela éclatait... Il n'y avait pas de filles dans les classes primaires du Lycée Carnot, ni dans les " grandes classes ", d'ailleurs. Les jeux étaient brutaux ; les maîtres durs, fanatiques du coup de règle en fer sur les doigts, injustes, méprisants à l'égard des plus démunis et des plus faibles. Les garçons sensibles, un peu " originaux ", étaient tout de suite repérés par les maîtres, les pions et les autres élèves. Il ne fallait surtout pas baisser la tête. Mieux valait se révolter ouvertement, taper, répondre, insulter, renverser le pupitre, quitte à se faire coller des jeudis entiers et se faire massacrer les doigts... C'était le seul moyen pour ne pas se laisser écraser et pour avoir la paix.
A Cahors lorsque maman voulait que je sois bien habillé pour aller à l'école, portant en hiver un " beau manteau ", des  culottes courtes repassées avec soin, de jolis pulls, cela me gênait, m'indisposait, me mettait en rage. Je  martelais toujours à chaque fois d'une petite voix déterminée et coléreuse : " je veux être pauvre et mal habillé ".
A Tunis, comme il faisait tout le temps beau et chaud, même en hiver, pas besoin de manteaux, de pulls, de culottes de confection lourdes à porter, avec des plis et des ourlets " à la con " qui donnaient des airs de " grand dadais " ou qui faisaient " vieux monsieur en cure thermale ". Je n'aimais que ce qui était fripé, ce qui faisait " voyou ", ou bien, qui était " dans le vent ", c'est à dire le vent de la liberté et de la contestation.
En définitive plutôt que de prendre le taxi où je me serais senti très mal à l'aise aux côtés du chauffeur en casquette et tenue, j'avais réussi à négocier avec maman le choix d'un moyen de transport plus populaire et plus intéressant à mon goût : le Tramway. Le " voyage ", quel que soit le nombre de stations sur la même ligne, coûtait 18 Francs soit  le même prix qu'une bouteille de limonade. Pour me rendre au Lycée Carnot, je prenais le 5 : Belvédère - Rue de Rome, 25 minutes de trajet environ, wagons en bois, clochettes, pas de compartiments, des bancs en lamelles vernies, un terrible et assourdissant bruit de ferraille, des secousses, des éclairs bleus le long des câbles électriques... Et des visages, des visages par dizaines, des visages en lesquels je me perdais, m'inventant des histoires à propos de ceux que je trouvais magiques, émouvants. Parfois dans ces regards qui se croisaient avec les regards du fond de mon coeur, cela ressemblait à des conversations interstellaires : chaque visage devenait une étoile, une planète, un souvenir plus ancien que ma vie. J’apercevais des femmes très belles, d'autres petits garçons et des petites filles ; des vieilles " mamies " opulentes  qui savaient peut-être raconter des histoires... Des visages souffreteux ou " lessivés " par la vie, d'autres encore dont la solitude, la fragilité, le dénuement, étaient figés dans l'anonymat, dans une indifférence ambiante mais dont la " vie intérieure " comme le flux et le reflux sur un rivage saccagé de débris de naufrages, se laissait entrevoir, intense et bruissante de voix, de silences et de mots ; d'images, de désirs, de regrets, d'abandons, de colères mortes et de passions en cendres...
Chaque jour d'école, dans ce Tramway n° 5, était un voyage fascinant, un vrai livre d'images, une musique de silences ou d'éclats de voix, avec la " grosse batterie ": le tonnerre, le roulement et les secousses. Les silences étaient des abîmes d'interrogations, et les voix, de leurs intonations, de leurs vibrations aux nuances si diverses,  apportaient parfois des réponses à certaines questions.
Dans le Tramway de la ligne 5, Belvédère - Rue de Rome, en 1957 à Tunis, au milieu de tous ces visages, la main serrée autour de la barre d'appui, si près de tant d'autres mains que je me hasardais à effleurer parfois, je n'avais plus peur de rien : c'était comme le " ciel des Gaulois " qui ne tombait jamais sur la tête. Dans ces croisements de regards, dans ces conversations " interstellaires ", dans la buée matinale emplie de la lumière de toutes ces histoires d'amour, il n'y avait plus de violence, plus d'horreur, plus de solitude viscérale, rien qu'une paix immense qui dissolvait toutes les douleurs, tous les chagrins, tous les drames de la vie et brassait toutes les joies comme dans un grand baquet de vendanges.
Avec curiosité et émerveillement, je regardais souvent le conducteur, le wattman, qui manipulait une grosse poignée de fer autour d'un tableau en demi-cercle et je m'installais parfois derrière lui. Le tramway avançait sur les rails dans la circulation de la ville, les noms des stations jusqu' à la rue de Rome, se succédaient : des noms Français, alors.

Le Caire 3200 kilomètres…

    Le tramway numéro 4 me faisait rêver mais  je ne l’ai pris qu'une seule fois avec ma mère. C’était le 4, qui allait à " Manouba ", le faubourg le plus pauvre de la ville et qui passait depuis la rue de Rome par " Bab-Sadoun " et " Le Bardo ", le quartier des souks, des marchés, des artisans, des commerçants, de toutes ces activités humaines plus ou moins  autorisées. Ce tramway là était le plus brinqueballant, le plus ferrailleux de tous, le plus vieux également. Dans les wagons de bois, les bancs étaient du même bleu que le ciel, un bleu vif et  criard, un bleu pour transporter toute la lumière et les turpitudes du monde avec un peu de magie.
Il y avait aussi un autre tramway, le 6, qui était le prolongement du 5 au delà du Belvédère. Il allait celui-là jusqu'à Ariana, un faubourg de Tunis situé à sept kilomètres vers le Sud. Il longeait la route du grand Sud, la route de Sousse, Sfax, Gabès. Après le Belvédère ce tramway avançait sur des " vrais rails " de train, avec des traverses et même des touffes d'herbe rabougrie entre les traverses. Il invitait donc à l'aventure, symbolisait pour moi cet " Ailleurs ", ces terres lointaines du Sud... Et je me demandais bien vraiment, ce que c'était que cet " Ariana " qui n'était pourtant pas très loin.
A la sortie de Tunis  l’on pouvait en ce temps-là, lire sur un panneau indicateur en bois, ces grosses lettres noires, en capitales : Sousse, Sfax, Gabès, Kairouan, avec les distances respectives pour chacune de ces villes et puis au dessous, comme pour s’envoler jusqu'au bout du rêve, il était écrit : " Le Caire, 3200 kms. " Aucun autre panneau indicateur ne m' a jamais autant impressionné que celui là.
Après Gabès quand on continue vers Tripoli en Lybie, la Tunisie forme un triangle qui s'enfonce dans le désert. Là est située une région de montagnes, de toute beauté ; l’un de ces espaces  vierges, comme aux temps préhistoriques, un paysage de commencement du monde tel qu'on en rencontre encore de nos jours en Afrique.
    Le travail de mon père, de même que celui des quinze autres techniciens venus de France, consistait à installer des lignes de téléphone le long des grandes routes ou des principales pistes du pays, pour relier les villes et les bourgs importants ; équiper des centraux téléphoniques,  poser de lourds meubles métalliques en des points de relais et d’installer le téléphone chez les gens, d'assurer l'entretien, les réparations et la maintenance, d’effectuer les dépannages urgents.
Une fois mon père nous a amenés ma mère et moi dans le camion, un gros cube Citroën, jusqu'à Kairouan puis dans la région du " Schott-El-Djerid ". Là-bas c'était comme au moyen - âge. Les maisons étaient basses, en torchis, couleur de terre, il y avait des souks, des marchés pittoresques et les gens qui nous accueillaient étaient d'une gentillesse extraordinaire.
Souvent nous allions aussi à Bizerte qui à l'époque était une ville de garnison à 60 kilomètres de Tunis. A Bizerte " ça sentait " un peu l' Europe. On n'y rencontrait presque que des militaires et il y avait beaucoup de terrasses de café.

    L'univers de l' école à Tunis au Lycée Carnot était un univers de violence et de dureté. La plupart des garçons étaient brutaux, rusés, prêts à tous les mauvais coups, à toutes les méchancetés possibles. Ils étaient, pour la plupart des fils d' Européens venus en Tunisie pour s'enrichir. Avides, rapaces, méprisants et orgueilleux, sans scrupules, ces fils de gros commerçants ou d' aventuriers de toute sorte mettaient les cours de récréation en « coupe réglée ». Il n'y avait pas beaucoup de " vrais Tunisiens ", trop pauvres pour aller à l'école ; aucune fille, ni de femmes dans l'enseignement ou dans l'intendance. Un univers masculin impitoyable, sans poésie et sans romantisme. Les maîtres étaient durs, indifférents, injustes, ne s' occupaient jamais de ceux qui " étaient à la traîne ". Il fallait suivre coûte que coûte et tendre les doigts pour le coup de règle traditionnel et inévitable. J'étais mauvais en Histoire parce qu'il fallait toujours et uniquement réciter par coeur, bêtement, et que ma mémoire n'était pas du tout conçue pour le  « par coeur ». J'étais aussi très mauvais en grammaire, syntaxe, explication de texte et calcul : putains de problèmes avec des pourcentages à la con, baignoires percées, trains qui se rencontrent ou se rattrapent à des heures impossibles ! Et la règle de trois, les fractions, la géométrie, quelle horreur ! Je n'étais bon qu'en " rédac ", en " géo " et en " Sciences Nat ". Mais les " rédacs " étaient souvent bêtes comme chou, de style " maman va au marché, vous l'accompagnez, racontez..." Lorsqu'il était question par contre, de développer des idées, des sujets de réflexion en général, j' excellais et  en dépit d'une orthographe fantaisiste ou négligée, du non respect de certaines règles de grammaire, mes notes cependant étaient de loin les meilleures de la classe.
Les filles me manquaient, les visages féminins étaient totalement absents au Lycée Carnot. J'aurais voulu une jeune et gentille maîtresse d'école avec un joli visage, très bien habillée.


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