Visages

Le départ pour la Tunisie

    Parfois il m'arrivait de " coucher " à la maison Figeac. Notamment lorsque mes parents allaient à une soirée entre amis ou bien lorsqu'ils donnaient chez eux une " Surprise-Party " qui mettait la maison sens dessus-dessous au grand désespoir de maman.
Alors ces soirs-là, je faisais connaissance avec le " Haut ", dans la maison Figeac. Le " Haut " était aussi magique, aussi mystérieux, aussi étonnant, aussi empli d'odeurs et d'atmosphère que le " Bas ". Oh grand luxe! Dans les maisons de l'époque, généralement sans " commodités ", il y avait une salle de bains ! Alors que chez nous rue Emile Zola, l'on faisait la " grande toilette " dans l'évier de la cuisine. Toutefois, cette salle de bains était exiguë et fort encombrée. C'était Monsieur Figeac qui l'avait aménagée et équipée entièrement. En haut de l'escalier, un vestibule servait souvent d'aire de jeux où nous faisions rouler des petites voitures, avec Jean-Claude. De ce vestibule, on accédait aux chambres. Je dormais dans la même chambre que Jean-Claude, Pierrette et Jacqueline.
 Madame Figeac qui confectionnait elle-même les habits, les sous-vêtements, les pyjamas et les chaussettes de ses enfants,  me faisait enfiler un pyjama de coton tout blanc et sans fantaisie, puis elle me couchait d'une façon tout à fait originale : elle me plaçait entre ses deux filles dans le même lit, mais la tête à côté de leurs pieds et mes pieds entre leurs têtes. Le lit de Jean-Claude était trop petit pour deux.
C'était donc ainsi que je " traversais " la nuit, entre les deux filles  engoncées dans leurs gros pyjamas, et moi dans le mien, tels trois momies égyptiennes dans un sarcophage familial. Je ne m'endormais jamais tout de suite. Dans le noir absolu j'écoutais la respiration de mes camarades de sommeil, des étoiles s'allumaient dans un ciel que je m'inventais, des visages passaient tout près de moi comme une caresse très douce, des doigts m'effleuraient dans ce ciel qui descendait sur la Terre et par moments - et cela était bien réel-  du bout de l'un de mes doigts de pied je touchais une petite oreille...
Je n'ai jamais connu de nuits plus magiques que ces nuits-là. Ou du moins jamais plus de la même façon. Je crois que l'on grandit trop vite ...
Au matin c'était l'odeur du café qui me réveillait et qui montait jusqu'au plafond.... L'odeur, aussi, de tout ce qu'il y avait dans la maison.

    Même si je n'ai pas tout dit, loin s'en faut, je crois avoir retracé l'essentiel de cette histoire dont je ne saurais vraiment trouver la fin, car tout cela s'est perdu et retrouvé tout au long de ma vie en d'autres rencontres, d'autres visages...
Le temps qui passe est immense comme le cosmos : il est  un jardin du souvenir et un essaim de visages. Mais je crois que dans le jardin il y a des fleurs sans noms retrouvés ; des fleurs aussi, que nous n'avons pas fait naître, des dessins de visages qui ont pourtant été de vrais visages et que nous n'avons pas reconnus. Et dans l'essaim, vivant, présent et lumineux l’on y peut lire l' avant, le pendant et l' après.
A l'intérieur de la petite capsule de survie, provisoire et fragile mais orientée vers l'éternité, il y a ce cosmonaute tout seul et peut-être désespéré au point d'avoir si peur du néant mais secrètement empli d'un si fol espoir, si amoureux de tous ces visages qu'il retrouvera peut-être un jour... 

    Après le jugement de divorce prononcé par le tribunal de Pontoise le 8 Août 1962, alors que nous étions assis sur un banc dans un jardin public, à Mont de Marsan, ma mère et moi, coupés de nos racines, de nos souvenirs et de tout ce que nous avions vécu ensemble ; séparés désormais d'un monde qui avait ressemblé à un grand voyage, à une fête foraine ambulante véhiculant  ces tragédies qui sont parfois celles des gens du voyage, après huit années passées à Cahors dont les deux premières au 5 rue Wilson dans un petit appartement vieillot et les trois autres au 2 rue Emile Zola ; après avoir passé deux ans en Tunisie puis trois ans en Algérie ; alors qu'ici sous le ciel d' Aquitaine en été, dans ce pays, la France où la vie que nous allions vivre n'aurait plus rien de commun avec celle que nous venions de vivre en Afrique du Nord ; j'avais une question sur le bout des lèvres, une question que je me posais depuis longtemps, et j'interrogeai donc Maman :
" Aurais-je pu avoir un petit frère ou une petite soeur? " Alors ma mère me donna la réponse, à sa façon : " Oui, tu te souviens, à la fin de l'été, l'année avant notre départ pour la Tunisie, j'avais été très malade, si malade, que le bébé n' a pas pu venir. "
En effet je me souviens : cet été-là, un été de grande chaleur où il faisait tout le temps beau, " Mamy " était venue des Landes dans sa 203 Peugeot et elle était restée à Cahors auprès de Maman durant15 jours ou trois semaines environ. Pour que Mamy quitte Papé pendant aussi longtemps, il fallait assurément une raison sérieuse ou grave. En effet j'ai su exactement ce qui s'était passé, bien des années plus tard...
Un jour de la fin de l'été 1956 vers quatre heures de l'après-midi, les persiennes des fenêtres donnant sur la rue étaient encore fermées. La voisine d'en face, Madame Loubet, dont le mari était entrepreneur de maçonnerie, qui nous louait la maison et qui détenait donc une clef, avait remarqué les volets clos... D'habitude, depuis le matin, sauf quand on partait pour plusieurs jours, ou en vacances, c'était toujours ouvert, ou " cabané ". Comme la clef se trouvait dedans, enfoncée dans le trou de la serrure, madame Loubet avait du faire appel à quelqu'un d'autre afin d'ouvrir la porte.
Ma mère gisait à plat ventre dans le couloir, la tête de côté, ses cheveux défaits, toute habillée, dans une mare de sang. Pompiers, ambulance, Police-secours, hôpital... Elle avait absorbé des barbituriques puis, prise de douleurs, elle s'était effondrée.
1956 avait été l'année des drames, des ruptures, des retrouvailles et des " liaisons " de part et d'autre, les plus orageuses... Cet été-là j'étais resté un peu plus longtemps que les autres étés dans les Landes chez Papé et Mamy. Le voyage en 203 début septembre jusqu'à Cahors, sous un soleil torride, un ciel très bleu, sans un souffle d'air, me parut très long et Mamy ne disait rien.
Un ou deux mois plus tard, au delà de ces évènements, lorsque ma mère fut rétablie, mon père prit alors une grande décision, une décision qui allait changer complètement notre vie, pour cinq années du moins.  Alors que ma mère se remettait lentement, que sa tristesse et son désarroi demeuraient aussi insondables, que cette ville de Cahors et son atmosphère lui pesaient, que la maison de la rue Emile Zola ne lui plaisait plus du tout et que même la famille Figeac était devenue impuissante devant ce désespoir absolu, mon père fut à ce moment-là et pour assez longtemps, d'une gentillesse extraordinaire envers ma mère et, par la même occasion, envers moi.
C'est là que pour la première fois de ma vie, je découvris ce que pouvait être la terrible impuissance de l'amour. Un homme qui ne savait plus comment s'y prendre, un petit garçon qui n'arrivait plus à faire rire, des amis dont la présence et le soutien, la gentillesse et la force de caractère ne pouvaient plus rien changer.
    En mars 1956 la France venait de reconnaître l'indépendance de la Tunisie. Le gouvernement de ce pays recherchait des techniciens, notamment pour l'installation des lignes téléphoniques sur tout son territoire. Mon père signa un contrat de deux ans et, le 25 Juillet 1957 mes parents débarquèrent à Tunis où je devais les rejoindre le 23 septembre de cette même année.
Papa avait dit à Maman : " On repart à zéro ".
Et c'est vrai que pendant près de deux ans, à partir de la fin 1956, la vie avec mes parents durant les derniers mois que nous avons passés à Cahors et la première année à Tunis, dans un bel appartement du quartier résidentiel du " Belvédère ", avait été un rêve, un enchantement, une découverte, et je retrouvais alors mon père et ma mère tels qu'ils étaient, de tout le meilleur d'eux-mêmes, ensemble et terriblement amoureux l'un de l'autre, comme ces enfants qu'ils étaient, au fond, magiques, imprévisibles, inventifs, drôles, et tous deux d'une gentillesse qui ne se voyait pas forcément, ne se manifestait  pas par des épanchements intempestifs, mais n'en étaient pas moins évidente.

Les retrouvailles

    Je ne devais revoir monsieur et madame Figeac, que dix ans plus tard, fin novembre 1967. Ma mère, à cette époque-là, vivait à Barcelone avec Roger, son compagnon depuis 1962.
Remontant par le train sur Paris depuis Barcelone, je regagnais le Centre de Tri Postal où je travaillais, après trois semaines de congés. J'étais parti le matin et dans le train il me vint une " idée géniale ". Puisque le train s'arrêtait à Cahors vers trois heures de l'après-midi et que je savais qu'il y avait un autre train de nuit, Barcelone-Paris qui passait à Cahors à deux heures du matin, pourquoi ne descendrais-je pas à Cahors ?
Aussitôt que cette idée me vint, je ressentis une joie inexprimable et à mesure que le train s'approchait, surtout après Toulouse et Montauban puis dans le défilé creusé dans la roche calcaire du Causse du Quercy, je ne savais plus où me mettre, tellement j'étais heureux. Je crois que ce fut là l'un des plus beaux jours de ma vie.
Lorsque je débarquai rue Paramelle, avec mon sac sur le dos, âgé de 19 ans alors, je vis que la maison n'avait pas changé : c'était toujours la même odeur... Ce fut Monsieur Figeac qui m'accueillit.
Félicie était encore en courses. Quel accueil ! Et que de « putain de putain » ! Il en pleurait le papa Figeac, lui qui ne versait jamais de larmes!
 Les Figeac connaissaient notre vie, puisque nous nous écrivions et que nous envoyions des photos. En fait, ils ne connaissaient notre vie que jusqu'en 1962, jusqu'au divorce... Après, ils ne savaient plus trop parce que les relations s'étaient un peu diluées.
 Madame Figeac, revenue  à la maison laissa tomber son filet à provisions et se perdit elle aussi en exclamations attendries, tellement surprise de retrouver ce " petit ", qui avait profité du train pour s'arrêter à Cahors, après tant d'années.
Alors commença la soirée la plus mémorable, la plus " arrosée ", la plus folle de joie, la plus féconde en interminables histoires de cette partie de ma vie, celle des 10 dernières années.
 A un certain moment au bistrot de la rue de la Barre, en face de Monsieur Figeac accompagné de quelques uns de ses copains, alors que nous en étions peut-être au 10ème pastis, mon regard s'accrocha sur la grosse pendule ronde fixée au mur au dessus des banquettes et des glaces : elle indiquait 18 heures... Il me semblait que j'étais là depuis un très grand nombre d'heures. Pas de doute, pour une fois, moi qui rêvais du " temps qui s' arrête " ou qui s'allonge démesurément, lorsque je vécus ce moment si intense, mon rêve se réalisait...
J'appris au cours de cette soirée, alors que nous étions tous réunis autour de la grande table recouverte de la même toile cirée, devant les mêmes assiettes creuses et le traditionnel « chabrot », toutes les nouvelles de la famille. La petite fille handicapée était devenue une enfant adorable et profondément attachante, maintenant devenue une jeune fille, et il fallait beaucoup s'occuper d'elle. Georgette et son mari avaient fait construire une maison dans le nouveau quartier situé au delà du cimetière, en allant sur la route de Puy-l' Evêque. ( On ne disait pas encore à l'époque, " lotissement "). Jean-Claude " n'avait pas réussi à l'école " et, après avoir échoué au Certificat d' Etudes à 14 ans, il s'était placé comme garçon de café, mais pas dans l'un de ces établissements renommés du centre de Cahors : dans un tout petit café près de la gare et du Pont Valentré. Peu à peu avec les pourboires et beaucoup d'heures de service, il s’était constitué un petit pécule puis il avait quitté Cahors à 18 ans, s’était établi dans un café plus important où l'on gagnait davantage et s'était marié. Mais le mariage  n'avait pas tenu. J'entends encore résonner la voix de Madame Figeac ce soir là lorsqu'elle me montra les photos du mariage. C'est vrai que parfois, avec son réalisme cocasse et son sens de l'humour décapant, elle semblait résumer en deux ou trois mots certaines réalités de la vie. En refermant l'album, un grand album de plus de vingt pages cartonnées et contenant au moins une centaine de photos, à propos de ce mariage, elle me dit : " Voilà 50000 Francs ( anciens ) de foutus ! ... Pour ce que ça a duré, à peine six mois ! " Je ne me souviens plus du tout si c'est Jean-Claude qui est parti ou bien si c'est sa femme. Pour Madame Figeac, le dernier de ses enfants qui se marie et divorce au bout de six mois, quand on la connaissait telle qu'elle était et surtout telle qu'avait été sa vie dans le contexte familial de l'époque, c'était forcément une expérience amère, douloureuse, très difficile à " avaler ".
Pierrette et Jacqueline aussi, venaient de se marier. Toutes les deux habitaient alors à Fresnes dans le Val de Marne, dans le même HLM de banlieue, l'une au rez  de chaussée, l'autre au 1er étage. Madame Figeac m'avait donné leur adresse car, demeurant moi-même à Paris, il me serait donc facile d'aller les voir. Et c'est ce que je n'ai pas manqué de faire, quelques jours après mon passage à Cahors. D'ailleurs pour les réveillons de Noël et du jour de l'an en 1967, nous nous sommes tous réunis, avec Monsieur et Madame Figeac venus par le train jusqu'à Paris, chez leurs filles.

La fin d’un monde

    Les temps changeaient déjà, à cette époque. Et, après Mai 68 le monde allait devenir différent de ce qu'il avait été. Il semblait à la fin de cette année 1967 plus ouvert, plus grand, plus universel, avec de nouveaux repères, de nouvelles modes, mais peut-être pas aussi généreux qu'il le laissait espérer. Les tabous s'écroulaient mais les esprits n'étaient pas préparés à cette idée nouvelle de la liberté ; d’une liberté qui explosait dans les rues, sur les murs, en des lieux où les gens, surtout les jeunes, se rencontraient pour " refaire le monde "... On disait partout que " l'on pouvait baiser à couilles rabattues ", que la " drague " était facile… Mais ce n'était pas tout à fait cela. La solitude de l'être en ce qu'il a de plus fragile au fond de lui, de plus vulnérable, de plus profond, de plus secret, a toujours existé et je crois qu'aucune révolution ne la supprimera jamais. L’on a cru  en ce temps-là, que l’on pouvait tout se permettre, tout dire, tout espérer. Mais très vite tout est rentré dans un nouvel ordre social et économique, tout s'est fondu dans une autre conformité.
Quelques années plus tard, alors que je venais à mon tour, de me marier, j'ai appris que Madame Figeac avait eu de nouveau une grande déception : sa fille Pierrette se retrouvait toute seule avec trois enfants à élever, son mari étant parti. Il est vrai que dès le début c'était un ménage qui ne " marchait pas très bien ".
Ce soir de la Saint-Sylvestre en 1967, au plus fort des réjouissances, alors que la voix de Mireille Mathieu faisait tourner la tête à tout le monde dans une salle d'auberge où pleuvaient les confettis ; je vis tout à coup  monsieur Figeac un peu triste. Il ne disait plus rien, il semblait réfléchir. Cela ne lui ressemblait pas du tout. Mais je savais que c'était un homme profond et que les verres qu'il avait bus ne pouvaient à eux seuls justifier cette tristesse, ce manque d'entrain... De mon côté également je sentais tout au fond de moi, un drôle de " pincement au coeur "... Peut-être parce que je me rendais compte que le monde changeait, qu'il y avait d'une part, beaucoup à espérer mais aussi d'autre part, beaucoup de sujets ou de raisons de s'interroger. Nous nous sommes retrouvés avec Monsieur Figeac, assis à un coin de table, nous avons bu un verre ensemble, grillé une " sèche "et on a un peu " discuté ". A un certain moment il m' a dit, comme ça, spontanément, avec son humour à lui : " Ah, mon petit, tu sais, si j'avais encore l'une de mes filles à marier, je te la donnerais... Un garçon comme toi ! " Confidence pour confidence je lui répondis que, à  « un petit chouya près » , oh trois fois rien, la balance aurait peut-être un peu plus penché du côté de Jacqueline. Pour finir nous noyâmes ces propos dans les eaux de vie, les liqueurs et les fonds de bouteille de champagne, jusqu'au bout de cette nuit " historique ".

     Le 26 Août 1984 ma mère quittait ce monde dans une chambre de clinique, à Perpignan, à 8 heures 13 très exactement. J'étais là. A 8heures 13 sa respiration s'est définitivement arrêtée ainsi que les battements de son coeur. Pendant toute la nuit, jusqu'au matin j'ai écouté s'éteindre peu à peu cette respiration qui devenait de plus en plus difficile et s'espaçait... Insuffisance hépatique  et respiratoire... Suite rapide de l'évolution foudroyante d'une tumeur au sein. Le 10 août 1984 soit seize jours avant, ma mère venait de franchir son soixantième anniversaire. Lorsqu'elle était âgée de 30 ans à Cahors, elle disait qu'elle ne pouvait se faire à l’idée d’être un jour âgée de 60 ans. Elle n'aura donc pas connu cette vieillesse dont elle avait si peur.
Je n'ai pas écrit à Madame Figeac par la suite, pour lui dire que ma mère était morte. J'ai pensé que si elle l'apprenait, ce serait toujours bien assez tôt.
    Un 25 Août deux ans plus tôt, Monsieur Figeac partait lui aussi, des suites d'un cancer de l'intestin .
Il y a dans l'expérience de la vie,  telle que chaque être humain la traverse, une certaine brutalité dans la succession d'évènements, de faits divers, d'accidents, ainsi que dans l'évolution d'une vie unique, isolée dans l'espace et dans le temps... Une vie qui au départ, est comme un " embryon d'éternité " dans une " solution originelle d'innocence " et cette innocence va petit à petit se perdre, se diluer, s'altérer dans une connaissance imparfaite, incomplète. Puis au delà de la disparition, cette vie devient pour les survivants ou les spectateurs impuissants que nous sommes, une histoire, un ensemble de souvenirs, une succession d'images comme dans un album de photos. Il arrive que le nombre toujours effrayant des disparus,  êtres chers,  amis,  connaissances; finit par n’être plus qu’ une suite chronologique brutale. Comme si les gens n'étaient même plus des souvenirs, mais seulement des noms et des prénoms avec des dates et des mentions de lieux.
    J'ai souvent dit que pour un homme en général, les deux visages qui ont le plus compté dans sa vie sont celui de sa mère et celui de sa femme. A condition bien sûr d'être toute sa vie durant, aussi amoureux de l'une comme de l'autre, quoique très différemment cependant. Ces deux visages-là sont en effet les visages les plus proches et les plus chers, les plus nécessaires, les plus attendus et les plus vénérés. Avec la mère nous demeurons attaché à nos racines, à notre enfance, à notre innocence originelle, à cette intuition, à cet attrait irrésistible et sans doute très profond de la Féminité. Avec la femme, l'épouse ou la compagne de toute une vie, il y a tout ce que nous espérons, tout ce dont nous avons besoin de la Féminité, mais aussi de tout ce qu'il y en a à découvrir, à aimer, à désirer, parfois avec passion ; tout ce qu'il faut sans cesse renouveler pour que vive et s’exprime la Féminité.
Chaque instant de ce visage, celui de chaque jour qui passe, celui de toutes les couleurs de la vie, celui de toutes les ombres et de toutes les lumières dans toutes leurs nuances, dans la diversité de ce qu'il exprime, dans ce qu'il est lui et pas un autre ; est une histoire d'amour à lui seul. En fait, avec un seul être l’on vit aussi des milliers d'histoires d'amour.
Cent maîtresses que l'on embrasse du même baiser ne valent pas à mon avis cent regards différents pour la femme avec laquelle on vit… Et par chacun desquels on la découvre.
Un homme qui a perdu sa mère et sa femme est un homme seul dans le monde. Tout ce qu'il va confier désormais, tout ce qu'il va exprimer n'aura plus jamais ce " vécu " qu'il a partagé avec ces deux visages si proches.
    Le mercredi 12 octobre 1983 à la clinique de Perpignan ma mère passa sur la table d'opération. En fait, c'était là un bien mauvais virage qu'elle négociait, le genre de virage à la suite duquel une femme restera toujours gravement accidentée, non seulement dans sa chair mutilée mais aussi dans sa Féminité... Cette cicatrice absurde, brutale, injuste, incongrue... Il n'est plus question alors, d'orgueil, d'humilité, de résignation ou de toute autre " espèce de philosophie ". Il n'y a plus là qu'une femme qui souffre, une femme dans toute sa fragilité, sa solitude, son dénuement. Ce jour-là, ce 12 octobre j'ai trouvé que la vie était vraiment " une drôle d'expérience et je n'avais plus d'idées, plus de repères; c'était comme si je redevenais un petit enfant… Comme en 1956 le jeudi 9 février où j'avais eu si peur que maman nous amène nous suicider... A cette différence près que cette fois, " on ne partait pas pour nous suicider " mais que la vie qui allait bientôt être la nôtre, c'est à dire la sienne et la mienne liées par l'affection et le sang, deviendrait bientôt comme celle d'un réveille-matin ne présentant plus sur son cadran qu'une seule aiguille. J'étais la petite, elle était encore aujourd'hui la grande, mais pour combien de temps ?
A midi et demie quand j'ai su que l'opération venait à peine de se terminer, ayant donc duré plus de trois heures, je n'ai pas aimé ce ciel d'automne, ces rouleaux de nuages qui défilaient et qui pourtant me rappelaient l' Océan... Tout ce qui définissait cette femme dont j'étais sorti me renvoyait à l'éternelle question " Pourquoi ? " Et l'implacable réponse, la réponse qui est celle du sens du monde, je ne pouvais me résoudre à l'accepter comme une réponse.


« Advienne que pourra! » avait dit mon père

    Par moments dans notre vie, dans la réalité de tous ces jours que nous traversons et nous apparaissent sans magie, tous gris d'habitudes prises, d'automatismes, de petits plaisirs renouvelés qui n'ont rien à voir avec ce qu'on pourrait appeler le bonheur ; dilués que nous sommes par les drogues douces… Ou violentes parfois, émises en si grand nombre et si accessibles  même quand on n'a pas d'argent ; isolés que nous sommes dans des aspirations qui nous dépassent, dévorés par des besoins accrus et toujours plus diversifiés, insatisfaits de notre condition présente ; il arrive que nous nous sentons alors dépossédés, coupés de nos racines, séparés du meilleur de nous-mêmes, vidés de notre substance, sans enthousiasme et comme " éteints " intérieurement. Nous ne sommes plus alors, reliés aux êtres et aux choses qui nous entourent. Nous ne prononçons pas les mots qu'il faut dire et que pourtant nous sentons en nous. Nous n'avons plus ni les regards ni les gestes ni les signes qui devraient interpeller ou émouvoir.  Dans ces moments-là, les souvenirs se diluent, la mémoire de ce qui fut jadis, se perd.
L'un des aspects les plus terrifiants et les plus déstabilisants de cette " solitude viscérale " de l' être, est à mon avis le fait de se sentir coupé de ce qui  peut encore nous relier aux êtres qui nous entourent. Et cela dans un environnement familier ou habituel alors même que nous en avons conscience. Dépossédés que nous sommes alors du meilleur de nous-mêmes, éteints intérieurement, étouffés par des aspirations et des doutes qui nous dépassent, enfermés dans notre propre monde intérieur ", nous ne pouvons plus rien " traduire ", plus rien donner, plus rien partager. Non seulement nous ne sommes plus reliés aux autres mais ces autres sont devenus des étrangers, des inconnus, voire des intrus qui ne font plus partie de notre monde.

    Pour continuer dans la rubrique " faits divers ", genre notice nécrologique, je dirais que mon père est décédé le 3 Janvier 1984, foudroyé par une crise cardiaque. Déjà en octobre 1983, il était tombé à la renverse dans une rue de Paris, à la suite d'un étourdissement. On l'avait conduit à l' hôtel Dieu. Ce n'était pas bon signe : il fallait au dire du médecin, qu'il se fasse opérer, qu'on lui réalise un " pontage ". Il a refusé. " Advienne que pourra " a-t-il dit. Trois mois plus tard, c'était la rupture définitive. Il partait au beau milieu de tous ses projets. Sa vie alors, était comme celle d'un jeune homme, fourmillante d'idées et d'imagination, il était toujours aussi drôle, inventif, amoureux de tout ce qui pouvait l'intéresser, curieux, passionné, se documentant sur tous les sujets de l'actualité, se jetant dans la " modernité " avec un enthousiasme parfois délirant, notamment dans les nouvelles techniques de communication, les avancées de la science... Il passait des heures à la Cité des Sciences, au centre Georges Pompidou ; on l'apercevait sur le " forum " au beau milieu de la jeunesse des années 80, ces années durant lesquelles à Paris tout changeait. Il se moquait de toutes ces valeurs matérialistes et bourgeoises, de l'argent, des idées toutes faites ; son esprit critique était décapant, ironique et empli de philosophie.
Rien ne lui faisait peur : il disait qu'il pourrait survivre dans les pires conditions d'inconfort s'il le fallait. Pour la troisième fois de sa vie, il liait son existence après la disparition de " Janou ", sa seconde épouse, à celle d'une autre femme. Mais cette dernière ne devait le connaître qu'un an seulement...
Il ne m' a jamais fait de confidence et de sa relation intime avec ma mère puis avec Janou et enfin avec Elisabeth, j'ai peu à peu au fil des  années, découvert ce qu’il ressentait au fond de lui.  Celle qu'il a le plus aimé, au fond, fut ma mère…

    Lorsque mon père est mort, je ne l'ai pas dit tout de suite à ma mère. C'est seulement le 29 Février 1984, soit près de deux mois plus tard, que je le lui ai dit... Et encore, cela est venu inopinément dans la conversation.  Ma mère alors, faisait des séances de " chimiothérapie " et  commençait à perdre ses cheveux. Elle m' avait dit : " surtout, mon fils, ne dis jamais à ton père ce qui m'est arrivé, ne lui dis pas, je ne veux pas qu'il puisse imaginer ce que je suis devenue, je crois qu’ au fond ça lui ferait trop mal de le savoir, vraiment trop mal... Et puis en souvenir de ce que nous avons vécu de meilleur ensemble, je préfère qu'il garde de moi l'image de la femme qu'il a connue. "
Elle l' a toujours aimé, il avait été son premier, son " I ". Elle ne l'a jamais oublié. Eût-elle pu en aimer d'autres à la folie, eût-elle pu vivre pendant 23 ans avec un autre homme, elle n'aurait  pu « tirer un trait » sur sa vie de jeune femme mariée évoluant dans un monde à reconstruire, le monde d'après la guerre, ce monde de la fin des années 40...
Alors peut-être un peu brutalement, sans la préparer à recevoir cette nouvelle mais avec une certaine gravité, je le lui dis que mon père était mort depuis le 3 Janvier... Elle souhaita connaître ce que fut sa vie en dernier ; alors je le lui racontai, tel que je l'avais vécu dans les moments que j'avais partagé avec mon père...


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