Huitième partie de VISAGES

SANS VOILE ET DANS UNE ROBE DE COTON, 17 FEVRIER 1959

    La Tunisie n’était pas un pays en 1959 que l’on pouvait quitter parce qu’un contrat de travail arrivait à expiration : le contrat de mon père avait une durée de deux ans et pouvait être renouvelé…
Vers la fin de l’année 1958 survint l’affaire des écoutes téléphoniques, une affaire grave dans laquelle plusieurs techniciens des télécommunications, collègues de mon père, furent impliqués. Affiliés à un réseau d’espionnage ils communiquaient des renseignements d’ordre politique et stratégiques à une puissance étrangère via l’Egypte. Ces renseignements étaient vendus en échange de diverses protections et avantages financiers. Mon père s’en était aperçu mais il avait fait semblant de ne rien voir, étant sans cesse en déplacement et donc peu présent dans les bureaux de Tunis. Il avait dit à ses collègues « votre piratage, c’est du bricolage et un jour ou l’autre on va tous plonger »…
L’affaire fut découverte en février 1959 et fit scandale dans les milieux gouvernementaux. Le résultat ne se fit point attendre : descente de police chez toutes les familles de techniciens Français, arrestations, interrogatoires… L’un des collègues de mon père, sans doute le plus impliqué dans cette triste affaire, fut particulièrement « cuisiné » par les policiers mais ne donna pas le nom des 2 ou 3 autres personnes également impliquées. Déjouant l’attention de ses gardiens dans le bureau où il subissait l’interrogatoire, il se précipita vers une fenêtre ouverte, se jeta dans le vide et s’écrasa dans la rue, depuis le 4ème étage de l’immeuble.
Le gouvernement Tunisien prit alors une décision immédiate : l’expulsion du territoire de tous les techniciens des Télécommunications Français et de leurs familles.
Le 14 février à six heures du matin un camion militaire s’arrêta devant notre immeuble au 195 avenue de Paris, et l’on nous signifia l’arrêté d’expulsion. Nous ne devions prendre dans l’immédiat, que des effets personnels et monter dans le camion qui allait nous conduire à l’ambassade de France.
Nous avons alors tous campé avec les autres familles dans les locaux de l’ambassade, durant trois jours et trois nuits. Selon ce qui nous avait été expliqué par les « Autorités », tout était pris en charge : le déménagement complet des appartements et l’envoi par containers sur le port de Marseille, de tout ce que nous possédions.
L’embarquement était prévu pour le 17 février à 7heures du matin sur le « Ville de Marseille », un paquebot ordinaire effectuant la traversée en 24 heures. L’on nous avait réservé des places en « classe touriste » et non pas dans la traditionnelle « 4ème classe » c’est-à-dire en chaise longue sur l’avant pont…
Dans les locaux de l’ambassade ce n’était pas le grand confort. Hormis peut-être les énormes fauteuils capitonnés et les tapis somptueux, les banquettes longues comme des limousines, les tables monumentales en merisier ou chêne massif ; et les tableaux immenses sur les murs, représentant des batailles ou des exploits coloniaux.
L’on nous distribua sandwiches, bouteilles d’eau et paquets de cigarettes… Pour l’hygiène c’était très sommaire : nous vivions dans une proximité qui excluait toute poésie et tout romantisme ; nous ne disposions que de deux ou trois petits lavabos pour nous tous, et avec les enfants nous étions assez nombreux.
Les illustrés « Pim Pam Poum de chez Guicciardi furent les bienvenus et j’appréciai vivement et avec grande émotion la présence à mes côtés de ma petite copine Sylvie, la fille de monsieur et de madame Sibuet.
Il eût été bien difficile d’organiser entre nous, une « surprise - partie » et cela pour deux raisons essentielles : l’une c’est que « le cœur n’y était pas » et l’autre tenait à la vétusté du « pick - up » de l’ambassade sur lequel l’on n’aurait pu faire tourner que de vieux « 78 tours » selon nous « d’une autre époque » et à notre goût « complètement ringards »… Mais il y avait entre nous beaucoup de chaleur humaine, de gentillesse, d’humour et de délicatesse en dépit des circonstances dramatiques qui nous réunissaient… Et nous chantions nous même Dalida, Edith Piaf, Les Compagnons de la Chanson. « Come prima » à l’époque faisait fureur…
 De ces trois jours passés à l’ambassade de France à Tunis dans les conditions que je viens de décrire, dans cette proximité qui nous était imposée et en dépit de laquelle régnait entre nous tant de gentillesse, de bonne humeur… et un peu de nostalgie tout de même ; j’en conserve un souvenir impérissable. Ce furent là des moments d’émotion intense, de partage et de fraternité.
Le moment le plus bouleversant de ce séjour dans les locaux de l’ambassade fut lorsque Habiba demanda à nous voir et se fit introduire… « Ils » l’avaient laissé passer! Comment avait-elle su? Comment avait-elle pu se faire introduire en un tel lieu?
Ma mère la prit dans ses bras et je lui tenais la main. Nous étions désespérés à l’idée de la quitter. Elle nous a dit avec toute la musique et toute la force de ses mots à elle, de toute son innocence d’enfant blessée, de toute sa petite âme aussi grande que le cosmos tout entier, à quel point elle nous aimait vraiment… D’un côté elle nous suppliait de l’amener avec nous, mais d’un autre côté elle disait « si je pars, mon père me retrouverait n’importe où »…
Ma mère nous avait dit un jour, à mon père et à moi « essayons d’être amis avec ses parents et si nous devions rester en Tunisie assez longtemps, faisons comme si elle était notre fille, et ces gens si différents pourtant de nous, des gens très proches que nous verrions et inviterions souvent chez nous… Et nous irions aussi en vacances en France avec eux »…
Mon père avait approuvé ce projet. Il avait seulement dit « cela posera  tout de même quelques problèmes, notamment celui de la religion et avec la religion, le milieu, la culture, les mœurs, le voile… »
Le mardi 17 février 1959 aux premières lueurs d’un jour qui s’annonçait aussi bleu et aussi lumineux que les autres jours quoiqu’un peu froid car le vent du Nord soufflait de la Méditerranée, les camions militaires vinrent se ranger dans la cour de l’ambassade.
Nous étions prêts. Le dernier café avalé, un « brin de toilette », une valise à la main et ce fut le départ… Ce 17 février à Tunis fut le seul jour où j’ai eu froid le matin, depuis mon arrivée à l’aéroport d’El Aouina le 23 septembre 1957...
A sept heures dans le port retentit la sirène du bateau. Les remorqueurs tiraient déjà sur les câbles. Nous étions tous accoudés au bastingage, muets d’émotion…
Sur le quai apparut une petite silhouette sans voile dans une jolie robe de coton… Le visage d’Habiba, déjà peuplant le pays des souvenirs sous la forme d’une image qui nous émerveillera toujours et dont ne saura jamais si elle est du passé, du présent ou de l’avenir…
Mille kilomètres de Méditerranée, vingt quatre heures de traversée… Une journée froide, un soleil d’hiver pâle puis une nuit glaciale pointant des étoiles féroces… « Ils » avaient été tout de même sympas, de nous réserver des « classes touristes »…

THERESE ET SON ELECTROPHONE

    A Marseille nous ne nous sommes pas éternisés, les uns et les autres, dans des adieux et c’est à peine si nous avons échangé quelques adresses, numéros de téléphone…
Nous étions désormais en France et rejoignions nos familles dispersées en diverses régions.
La France n’est pas l’Afrique du Nord et ne le sera jamais… Et quand bien même elle le pourrait, ce serait différent. Pas seulement à cause du ciel ou du soleil de juin qui « monte un peu moins haut » à l’heure de midi… Cela tient à la « couleur du temps », c’est-à-dire à la manière de vivre et de communiquer de la plupart des gens ici, de certains visages « un peu constipés »,  de cet individualisme et de cet « esprit de clocher » dominants ; au fait de se sentir étranger dès lors que l’on ne « pense pas comme tout le monde » et de tant d’autres petites choses somme toute sans réelle importance mais si chargées de sens… Mais je sais cependant et je tiens à le dire, que l’on rencontre dans ce pays, la France, comme partout ailleurs, des êtres tout à fait « hors du commun », de ces personnages qui ne sont entrés dans aucune légende, n’ont pas forcément « brillé », se sont fondus dans l’anonymat mais qui à mon sens nous émeuvent davantage que certains grands écrivains, philosophes ou figures médiatiques. Il y a bien là, n’en déplaise à tous ces personnages qui « font la pluie et le beau temps » dans l’actualité, une vraie culture issue et exprimée de ces gens simples. Et cette culture là ne devient pas l’alliée de la barbarie des temps modernes parce qu’elle vit et se perpétue sur un terreau qui lui est favorable : celui du partage, de la solidarité, de la résistance, de la « débrouillardise » et de l’imagination…
    Lorsque les gens se séparent, se disent « au revoir » ou « adieu » sur un port par exemple, lorsqu’ils sont descendus sur le quai par la passerelle d’un bateau, ayant récupéré leurs valises… Quoiqu’ils aient vécu et partagé ensemble, c’est un peu comme une baignoire qui se vide par plusieurs trous d’évacuation : cela fait un « glouglou » en spirale et quand c’est fini, qu’il ne reste plus d’eau dans la baignoire, l’on entend encore quelques bruits d’aspiration… Et vient ce silence en soi, brutal, livide, sans avenir. Ce silence là est plus difficile à gérer en soi que la séparation elle-même, que la disparition des êtres que l’on a aimés… Et la vie est emplie de ces « glouglous » qui vont et viennent. Il suffit pour cela de se laisser traverser par un visage qui passe… Ou que des mains posées autour d’une table, que des regards qui se touchent, se dispersent dans l’air des rues, des routes et des paysages. Le silence incommensurable et sans avenir qui survient alors, bat tous les chagrins à la course…
Il ne demeure que l’illusion de l’éternité d’un instant ou de moments vécus, contre ce silence livide et sans avenir…
    Je ne savais pas ce 18 février 1959 qu’il y aurait un jour de mai 1962, un autre retour sur ce même port, avec le même soleil et en plus du même genre de séparation, un adieu cette fois définitif à l’Afrique du Nord…
Qu’il faisait froid ce matin là à Marseille, ce 18 février! Déjà sur le bateau lorsque le jour s’était levé et qu’apparaissait la côte Française à l’horizon, une pellicule de glace recouvrait le bastingage.
Au lendemain de ce débarquement nous avions rendez vous à Paris au 20 avenue de Ségur avec le ministre des PTT de l’époque, monsieur Bégoud, qui était autant un ami qu’une relation de la sœur de mon grand père maternel, Charlotte Gastal, occupant alors une fonction importante à la Direction des PTT de Bordeaux.
Le soir même du jour de notre arrivée à Marseille, ayant pris le train pour Paris à la gare Saint Charles, nous nous retrouvions par 49 degrés de latitude Nord en plein mois de février dans la capitale de la France. Le ciel était uniformément gris, l’air très sale et le froid insupportable.
Ce soir là nous fûmes hébergés à titre exceptionnel dans le dortoir d’un pensionnat de jeunes filles en banlieue, à Saint Cloud. Nous devions ce gîte inattendu à une vieille tante de ma mère qui n’avait trouvé que cette solution là au problème du logement, étant donné que la tante de ma mère demeurait elle-même dans un tout petit appartement du 16ème arrondissement…
C’était durant les vacances scolaires et dans le dortoir silencieux déserté de la présence des demoiselles, les lits étaient tout propres, bien faits, les draps soigneusement repassés. Je me souviens alors de cette réflexion de mon père lorsque nous choisîmes nos lits « quand je pense à tous ces jolis corps si menus, si gracieux entre des draps frais, j’en suis tout ému… » Ma mère avait beaucoup ri de cette réflexion.
Tous les trois nous débarquions dans la capitale tels des exilés, seulement munis de deux valises, sans vêtement d’hiver ; aussi étions nous fort intimidés dans le bureau somptueusement meublé du ministre, monsieur Bégoud.
Mon père prit connaissance de la proposition qui lui était faite : dessinateur en poste à Issy les Moulineaux en banlieue Sud. Il disposait d’un délai de trois jours pour accepter ou refuser cette proposition et pouvait bien sûr se rendre sur place pour voir si cela lui convenait.
Nous y sommes allés. Métro, bus, train de banlieue, cheminées d’usine à perte de vue, un océan de béton, de hautes murailles constituées d’ensembles résidentiels, une gigantesque toile d’araignée de câbles, de fils d’acier, de poutrelles métalliques, de lignes électriques… Et ces « gratte ciel » presque comme à New York… Mais surtout cet air irrespirable, ce froid, cette grisaille, ces gens qui couraient partout et s’agitaient comme des marionnettes automatiques, cette absence de regards, de sourires, cette  indifférence ; tous ces bruits fondus en un unique murmure de machinerie aux rouages infinis, ce mal de tête permanent qu’aucun cachet n’aurait pu calmer ; ces si nombreux visages « constipés », cette impression de ne pas exister, cette saleté partout ; les urinoirs qui puaient, cette violence qui n’était même plus de la méchanceté et qui était omni présente dans la rue, dans le métro, dans les lieux publics…
Je remarquai tout en marchant avec plein d’ampoules aux pieds, en grelottant et sans prononcer un mot, que nous nous tenions tous les trois par la main, ce qui à ma connaissance n’était peut-être jamais arrivé entre nous… C’est fou ce que la détresse peut parfois resserrer les liens familiaux et ce que la solitude et le dénuement partagés peuvent dans une situation aussi inhabituelle, dans un environnement aussi étranger et aussi inhospitalier, rapprocher des êtres qui d’ordinaire ne manifestent pas leur affection à l’unisson…
Après la visite dans le bâtiment des PTT à Issy les Moulineaux, mon père avait déclaré « Pour le travail cela me conviendrait bien mais pour vivre ici non! »
C’était là un « non » catégorique… Puis il ajouta « il faut que nous revoyions ce monsieur Bégoud, je vais lui demander s’il n’a pas un autre poste à me proposer ».
Pour la seconde fois nous fûmes introduits dans le bureau du ministre et là, au cours d’un entretien plus personnalisé, plus cordial et presque amical, mon père se vit proposer  tout d’abord à titre provisoire un remplacement de deux mois à Aurillac dans le Cantal où il serait comme à Cahors en déplacement pour l’entretien des lignes… Et ensuite à compter du mois d’avril il obtiendrait un poste en Algérie, à Blida, dans un central téléphonique.
La perspective de retourner en Afrique du Nord nous enchanta. Cependant monsieur Bégoud nous dit que là bas, avec les évènements, l’insécurité, la guerre, les attentats et le « climat politique », ce ne serait pas du tout comme en Tunisie et qu’en Algérie il n’était pas question de « faire du tourisme »…
Nous ne nous sommes donc pas éternisés à Paris et le lendemain même nous partions pour Aurillac.
    Puisque mon père devait repartir pour l’Algérie au début d’avril, il fut convenu avec ma mère que nous demeurerions à Aurillac jusqu’au mois de juin afin que j’y termine mon année scolaire interrompue début février à la suite des évènements de Tunisie. Mon père partirait donc seul début avril…
Il fallut dans l’immédiat chercher un logement à Aurillac, ce qui n’était pas une mince affaire à une époque où il n’y avait pas encore de HLM dans les villes de province.
Nous ne trouvâmes dans une vieille bâtisse appartenant à une famille d’auvergnats, chez les Chambon, qu’une chambre meublée avec un grand lit, un lit d’enfant, un petit lavabo et un réchaud « poussif » sur lequel il était hors de question de « faire de la grande cuisine ». L’unique armoire suffisait amplement pour y loger tous nos vêtements et notre linge, car en ces temps difficiles et surtout transitoires, la garde robe de ma mère se trouvait réduite à sa plus simple expression.
Thérèse, la fille de monsieur et de madame Chambon, une charmante jeune femme un peu timide et réservée, nous prit tout de suite en affection et le garçon âgé de onze ans que j’étais alors, tout étonné et posant sans cesse de nombreuses questions, si curieux de tout, « débarqua tout de go » dans la vie de cette jeune femme « sage et rangée » tel un « petit frère tombé du ciel »… Et très vite nous nous fîmes des confidences.
Cette jeune femme devait alors être âgée de 21 ans je crois… Elle n’avait pas de « petit ami » et n’était nullement « promise ». Habillée très simplement, assez grande et très fine de taille, sans être séduisante, elle n’en était pas moins très émouvante, très attachante. J’aimais beaucoup son visage, son air un peu « intellectuel », son regard bleu derrière ses jolies lunettes, son allure générale, son extrême gentillesse et sa délicatesse, ses attentions toutes particulières pour nous faire plaisir à la moindre occasion. Elle nous faisait passer de bons morceaux finement cuisinés, des gâteaux de la maison et toujours avec un sourire qui traduisait, bien plus que des mots prononcés, son affection et l’intérêt qu’elle nous portait.
Un jour Thérèse arrive dans notre chambre portant dans ses bras un électrophone, un vieux « pick - up » qui devait dater d’avant la guerre mais qui, disait elle, avait une bonne caisse de résonance.
Ma mère à l’occasion lui avait parlé de Dalida, d’Edith Piaf, de Mouloudji, des Compagnons de la Chanson mais aussi de toutes ces musiques modernes qui déjà à l’époque, « faisaient fureur dans les boîtes ».
Thérèse nous fit passer également, quelques disques de Jazz et de Rock. Ma mère fut très touchée par l’attention de Thérèse, accepta donc l’appareil ainsi que les disques et déclara « Vous croyez, Thérèse, que c’est l’esprit de votre maison? »
Elle répondit alors « je crois que vous les aimez beaucoup et puis surtout, ça va réveiller les vieux murs! »

UN MAITRE D'ECOLE  A  AURILLAC  AU  PRINTEMPS  1959

    C’est ainsi que commença à Aurillac en février 1959 une histoire venue comme l’éclat d’une lumière inconnue entrée dans mon ciel, traversant mon imaginaire et me dotant d’une énergie nouvelle…
Il y a toujours eu quelque part, tout au long de mon existence, en tout lieu, en toute époque et sous les cieux les plus divers ; une petite fille, une jeune femme, une femme qui eût pu être ma mère, ou encore l’un de ces visages de la féminité tombé du ciel… Tous ces visages de la féminité qui, au hasard d’un sourire ou d’un regard ; si nombreux, si divers, à peine entrevus, fugitifs comme l’étincelle ; furent de brèves histoires d’amour… Le temps par exemple, d’un Paris Bordeaux en train, d’un trajet en bus, en métro ou en tramway, de la traversée d’une rue…
C’est à chaque fois le même enchantement, la même « piqûre d’héroïne à vive veine », cet infini bien être ressenti et en même temps cette sérénité, cette paix de l’âme… Et l’absence de brûlure causée par un sentiment de frustration. En un mot oui, tout ce que procure une piqûre d’héroïne mais sans les effets secondaires dévastateurs… Hormis peut-être ce « silence livide et sans avenir » survenu après le « passage »…   
    Le 4 mars 1959 je fis mon entrée à l’école primaire d’Aurillac, école située tout juste en face du lycée, ce qui était très commode parce que ma mère m’avait inscrit demi pensionnaire et à midi j’allais déjeuner au réfectoire du lycée.
Très vite dans cette école d’une ville de province Française où le contact était facile, et où les « étrangers » ici n’étaient pas regardés avec méfiance ou mépris ; et surtout à cause de la personnalité de monsieur Robert, l’instituteur du cours moyen ; j’acquis une popularité phénoménale : tous étaient en effet très intéressés par ce que je pouvais raconter de la vie en Afrique du Nord, des gens, des paysages, du climat.
J’évoquai pour l’essentiel les anecdotes et les histoires où l’on se tord de rire, et laissai de côté les évènements moins « marrants ». J’avais toujours en permanence durant les récréations, un « cercle » autour de moi pour m’écouter, ce qui plaisait beaucoup à monsieur Robert parce qu’ainsi il n’y avait plus de bagarres ou de jeux brutaux au cours desquels il devait inévitablement sévir… Et monsieur Robert était un homme trop gentil pour élever la voix. D’ailleurs il ne donnait jamais de punitions et il était étrange que dans sa classe, une classe de « grands » cependant, l’on n’entende jamais une mouche voler pendant qu’il parlait. Pour la discipline il avait trouvé « un truc terrible » : il faisait élire avec des bulletins de vote pour quinze jours, un « chef »… Et le « chef » en question « faisait la police »…
Quel contraste avec le lycée Carnot à Tunis ou même avec le lycée Gambetta à Cahors! Ici tout le monde était très gentil, avait des attentions touchantes à mon égard.
J’avais de très bons copains et regrettai seulement l’absence de filles car en ce temps là l’école n’était pas « mixte » sauf dans les petites bourgades de la campagne…
En dépit de mes très grosses lacunes en grammaire, calcul et dictée, que monsieur Robert avait remarquées, j’étais cependant très bon en rédaction sur des sujets où il fallait développer des idées et j’en faisais profiter tous mes camarades, de telle sorte que monsieur Robert ne savait plus comment nous départager.
Un jour, toute une après midi fut consacrée à mon exposé sur la Tunisie. Mes dessins et mes pages firent le tour des murs de la classe. Je n’en tirai aucune fierté tellement j’étais heureux d’exprimer et de traduire tout ce qui m’avait émerveillé…
Un matin j’avais organisé le simulacre d’un enterrement à la mode Arabe, avec les pleureuses derrière le macchabée et nous formâmes tous un cortège dans la cour de récréation. C’était à mourir de rire tant les déguisements et les « pitreries » caricaturaient l’évènement…
Très souvent après la classe, avant l’étude du soir pendant la demi-heure de récréation; monsieur Robert sur la demande de ma mère, me donnait des cours particuliers afin que je comble mon retard. Aussi trouvais-je les journées fort longues et épuisantes, toutes passionnantes qu’elles soient…
Monsieur Robert était un homme peu soucieux de sa personne et de son apparence. Il portait toujours des vêtements ternes, usagés, gris et tristes. Et par-dessus ses vêtements, du matin jusqu’au soir, une blouse grise de pensionnaire d’internat, rapiécée, froissée et sévère comme une défroque de prison. De plus il n’était pas très beau, avec des traits accusés et il « faisait vieux ». Mais sans en avoir l’air, il avait une certaine autorité qui devait à mon avis lui venir de sa droiture, de son honnêteté, de son indépendance d’esprit par rapport aux idées et aux modes de son époque.
Sa morale était simple, sans détours et sans parti pris.
Mais aux dires de ma mère il n’était pas assez gai et il aurait eu tout à gagner en soignant davantage sa personne. A sa manière il était profondément attachant  parce qu’il avait le don de percevoir tout ce qui était bon dans le cœur des gens et savait le faire ressortir.
Le 10 avril, un évènement météorologique après tout très ordinaire pour cette région de France au début du printemps, me cloua sur place d’étonnement mais aussi  de dépit… Dès le matin la neige se mit à tomber et à recouvrir le sol y compris la rue devant l’école. Par la fenêtre je regarder tomber ces gros flocons serrés qui virevoltaient comme des mouches blanches silencieuses. Une vois fusa depuis un pupitre : la voix du « chef » : « Alors l’Africain, on n’a jamais vu de neige? »…
Tous éclatèrent de rire même monsieur Robert. En effet depuis février 1956 je n’avais jamais revu de neige.

DES NOUVELLES D'ALGERIE PAR MON PERE

    Au début du mois d’avril 1959 mon père nous quitta et rejoignit son poste à Blida en Algérie.
Nous eûmes très rapidement de ses nouvelles par une lettre qu’il nous écrivit.
Il était provisoirement logé dans un appartement de fonction au premier étage du Central Téléphonique. Ce serait d’ailleurs là que nous le rejoindrions à notre arrivée prévue en juin. Le logement était exigu, sans aucun confort mais de cela mon père « s’en foutait royalement ». Il ne disposait que d’un lit de camp, de quelques cartons et de caisses pour ranger ses effets ; un réchaud à pétrole lui servait de « cuisinière ».
Son travail à Blida était assez différent de celui de Tunis. Ici, pas de déplacements ou bien à peine sur Blida et ses environs ainsi que sur une partie de la plaine de la Mitidja.
Mon père travaillait presque exclusivement en atelier ou dans son bureau. Entouré d’une équipe de monteurs, il regrettait ses copains de Tunisie. Ce « boulot » lui paraissait routinier, avec des horaires fixes qui ne lui convenaient pas du tout et de surcroît il trouvait déplorable la mentalité de ses collègues et équipiers. Il ne s’entendait pas avec son chef de centre, monsieur Lescure, un être imbu de sa personne, tatillon, austère et qui, nous écrivait-il, « était une vraie peau de vache »…
A cette époque Blida était déjà une ville importante, de quelques dizaines de milliers d’habitants, située à 52 kilomètres d’Alger au pied de l’Atlas Tellien. Dès la sortie de la ville vers le Sud s’élevait d’une pente abrupte la montagne, recouverte tout au dessus de cèdres. Mais tout là haut sur la butte la plus élevée, à environ 1800 mètres d’altitude, existait un « vrai petit coin de paradis » du nom de Chréa, un village ou plutôt une station de sports d’hiver et de villégiature. Dans sa lettre mon père nous disait qu’en hiver il y avait là haut jusqu’à deux mètres de neige parfois…
Au Nord de Blida s’étend la plaine de la Mitidja jusqu’aux collines du Sahel, avec les monts de Cherchell au Nord ouest et au-delà des faubourgs d’Alger vers l’Est, commencent les montagnes de Kabylie dont on aperçoit les premiers contreforts rocheux depuis la route de Chréa.
A proximité des faubourgs d’Alger, El Biar et La Bouzaréah bâtis en hauteur et surplombant la baie d’Alger, l’on aperçoit depuis les terrasses des plus hauts immeubles de Blida, une échancrure en forme de triangle, creusée dans la colline du Sahel. Au-delà de cette ouverture l’on descend sur Zéralda, une plage assez vaste, très populaire. 
La route d’Alger coupe en deux la plaine de la Mitidja. Placé en un lieu élevé, on la distingue très nettement depuis Blida jusqu’au village de Béni Méred tout d’abord, à une distance de six kilomètres et ensuite au-delà de Boufarik, petite ville située à 14 kilomètres de Blida.
De part et d’autre de cette importante route s’étendent de vastes domaines agricoles, des champs de céréales, des orangeraies, des arbres fruitiers et sur les sols non cultivés de terre ocre ou brune, poussent clairsemées des touffes d’alpha et le plus souvent des chardons, des broussailles, des plantes grasses ou épineuses…  L’on aperçoit aussi par endroits des cyprès disposés en rangées, des palmiers et des eucalyptus.
Venant d’Alger, au-delà de Blida vers le Sud, l’on passe par les gorges de La Chiffa, un défilé de plus de vingt kilomètres ou plutôt un canyon aux parois rocheuses déchiquetées et abruptes, un passage difficile et surtout très dangereux en ces temps de guerre et de terrorisme mais d’une beauté à couper le souffle, d’une violence et d’une sauvagerie inouïe, une fracture béante à ciel ouvert comme entre les mâchoires d’un cadavre pétrifié de carnassier géant. Ce passage conduit vers Médéa et traverse l’Atlas Tellien.
Ce serait  là selon mon père le décor de notre nouvelle vie…

    Le printemps cette année là en 1959 en Auvergne fut une saison exquise. Après la dernière neige du 10 avril, le temps se mit franchement au beau et l’air devint tiède. Alors les bourgeons éclatèrent et en quelques jours seulement la plupart des arbres se couvrirent de jeunes feuilles. L’allongement des jours était ici plus sensible qu’en Afrique du Nord.
Dans la cour de récréation de l’école apparurent de nouveaux jeux, en particulier un jeu de billes qui consistait pour le tireur à viser un petit tas et pour l’exposant à disposer  des tas en forme de pyramide. Plus le tas était conséquent et plus le tireur devait viser de loin selon un nombre de pas déterminé.
Ainsi y avait-il le « kiki à 4 », facile à atteindre ; et cela allait jusqu’au « kiki à 13 » ou même à 17.
Les « riches » c’est-à-dire ceux qui possédaient de gros sacs de billes présentaient de très gros « kikis » et du fait de la distance à laquelle devait se placer le tireur, les billes n’ayant pas touché le « kiki » grossissaient les poches des « possédants ».
Les pauvres ne pouvant monter que des « kikis à 4 » se faisaient « plumer » en un rien de temps.
N’étant pas un tireur émérite, un jour je réussis avec seulement 4 billes en poche, à en gagner vingt et montai aussitôt un « kiki à 17 » au risque de tout perdre si je tombais sur un tireur chevronné. Mais la chance me sourit et je devins « riche ».
Afin d’accentuer encore la différence entre les « riches » et les « pauvres » il y avait des billes en terre cuite, craquelées et écaillées, et les billes en verre avec de jolies couleurs au milieu.
Pour le « kiki » en billes de verre, le nombre de pas prescrit était doublé. Ainsi s’établissait un « système économique » : lorsque les « riches » s’apercevaient qu’il n’y avait plus grand-chose à gagner, ils remontaient quelques « kikis à 4 » afin que les « pauvres » soient moins pauvres et qu’eux, les « riches » puissent continuer à s’enrichir. Dans ce « système » s’organisaient des bandes en petites mafias et parfois éclataient des bagarres.
Il y avait aussi entre autres activités, le tressage de « scoubidous » de toutes tailles, véritables constructions artistiques réalisées au gré de nos imaginations. Mais aussi, plus perfide et plus « canaille », la fabrication en grandes séries de « chiques », sortes de projectiles en papier formant de petits boomerangs très durs, que l’on propulsait à l’aide d’un élastique fixé entre le pouce et l’index. L’on se livrait entre bandes des guerres impitoyables. Et pendant la grande récréation de midi et demie à une heure et demie, l’on se rendait accompagnés de « grands » de 6ème ou de 5ème  dans le parking des vélos et l’on « fauchait » les tendeurs que l’on « étripait » pour en tirer de l’élastique à chiques. 
 
 



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