Premiers carnets, période 1996-2001

                        INTRODUCTION

 

            Les pages qui vont suivre sont un ensemble de documents divers. Textes, réflexions, anecdotes, récits, histoires, contes… En cette année 1996 s’ouvre une nouvelle période d’écriture. Je repars ainsi à l’aventure, comme faisant voile vers le milieu de l’océan, guidé par les étoiles, espérant un jour atteindre une « Terra Incognita ».

            Prenez un Atlas, ouvrez le à la page de l’Afrique, regardez l’extrémité de la Mer Rouge et le Golfe Persique. Dans l’Antiquité, avec l’océan Indien, tout cela était la mer Erythrée. Les deux plaques de l’Asie et de l’Afrique, aujourd’hui s’éloignent : un nouvel océan est en train de naître, l’océan Erythréen. Dans quelques centaines de millions d’années, la Terre n’aura plus le même visage…

Imaginez donc cet océan immense : l’océan Erythréen, entre deux continents aux contours différents.

            Mon bateau coulera… C’est bien le sort de tous les bateaux, non ? Mais, dans un million d’années, il y aura peut-être encore des humains, de part et d’autre de l’océan Erythréen, des plantes, des animaux, des oiseaux, des insectes…

L’Histoire se reconstituera, les civilisations passeront et renaîtront de leurs cendres.

            La vie est une drôle d’expérience, et en cet été de fin de siècle, j’avoue humblement que je ne sais plus très bien où j’en suis, précisément, de cette si drôle d’expérience. A dire vrai, je ne me sens guère plus avancé que lorsque j’étais, autrefois, un tout petit enfant.

Les points de repère sont toujours aussi flous, les frontières imprécises, les interrogations encore plus vives. Je n’ai pas choisi de port, ni de pays, ni de religion, ni de philosophie, ni de drapeau, et ma destination je ne la connais pas vraiment.

L’une des seules réponses possibles, serait-elle dans la RELATION ? En dépit de tous les supports qui la soutiennent et qui la font exister entre les gens, elle est encore un monde à explorer, un univers en lequel on ne peut évoluer vraiment que si l’on parvient à s’arracher à l’attraction dont on est prisonnier : ce poids énorme, cette gravité, cette densité de l’intérieur de nous-mêmes. Est-il possible d’en devenir moins dépendant, de ce « terrier » aux galeries inextricables ?

            Dans cette traversée de l’existence, ce qui m’aura finalement le plus étonné, et sans doute le plus bouleversé, c’est cette incapacité du meilleur de nous-mêmes à changer la vie que nous vivons… Et celle des personnes que nous aimons.

 

 

 

                          Mardi 9 Avril 1996, à la poste de Bruyères, dans les Vosges, pendant une courte pause, avant de reprendre le travail…  

            « Mademoiselle Brocard est en chimiothérapie, Top 12 Avril 95 descend pour un an à 3,60%, le patron bosse en costard depuis le 1er Avril…

Et je vois ce jour comme au travers d’un rideau d’eau de vaisselle avec dans les plis du rideau, des taches noires, épaisses et sans consistance qui semblent s’écouler lourdement.

N’y aurait-il point dans ces taches quelques affreux visages de pédophiles enfriqués… Et la crasse puante de scandales financiers ? »

 

 

L’enfer de Dante… Dans une baïne 

            Une dissertation sur l’enfer de Dante ? Non, sûrement pas, un lundi 28 juillet 1997 sur la plage de St Girons dans les Landes, en face de l’océan…

Mais l’enfer, il existe bel et bien : je l’ai vu, un instant, dans l’écume des vagues. Il dansait comme un vieux crapaud dégonflé, couvert de chiures de mouches, prenait la forme d’un très vieil agonisant ; sa peau en effet, était bien celle d’un crapaud, avec des reflets ventre de mouche verte, avait une consistance indéfinissable de peau de poulet trop cuit, sentait le fauve blessé à mort s’essayant encore au rut.

Ce très vieil agonisant était l’image même de l’enfer… Et cependant ce n’était pas là le pire…

Il gisait, criblé d’escarres, les membres grêles et tremblants, squelettique, le regard perdu comme dans un ciel en eau de vaisselle vidé de tout son bleu et taché de crème à gâteau, sur un lit de fer au sous sol d’une maison de retraite médicalisée, sourd, aveugle, ne pouvant pas même lever un doigt, se décomposant lentement sur un matelas exécrable trempé de pipi et de vomi, souillé de déjections intestinales.

Pouvait-il y avoir pire ?

Oui… Il y a encore pire… Dans un univers incommensurable de fantasmes liquéfiés, figés dans une mémoire vacillante et agitée de soubresauts indécents, ces fantasmes ne pouvant plus être assouvis, jetés de jeunes visages, d’élégantes silhouettes à jamais inaccessibles, aspirés comme dans le trou d’une baignoire. Atrocement salis d’une abjecte et définitive flétrissure, les visages et les silhouettes n’en finissaient pas de se diluer au fond du regard perdu du vieil agonisant.

C’est ainsi que j’ai vu l’enfer, un très bref instant, dans le creux d’une traîtresse baïne.

[28 juillet 1997]

  Le pêcheur de crevettes et l’homme des steppes glacées du grand nord 

            Le pêcheur de crevettes qui n’avait jamais quitté sa crique et qui ne connaissait que l’océan et le village où il était né, en ballade pour la première fois de sa vie sur la montagne Vosgienne entre le Honeck et le Grand Ballon :

« C’était un océan en furie, dont les vagues titanesques touchant le ciel se seraient soudain solidifiées, pétrifiées, transformées en pierre et dont les crêtes les plus arrondies auraient été coiffées d’écume verte. »

            L’homme des steppes du grand nord qui, lui, n’avait jamais vu l’océan :

« Toute la plaine à perte de vue, depuis les hauteurs sur la gauche, recouvertes de buissons épineux, jusqu’à la rive inaccessible du fleuve bleu, à droite, et de cette lointaine brume lumineuse vers le nord, jusqu’ à cette masse rocheuse vers le sud, était recouverte de neige chaude et jaune, une neige très poudreuse qui ne fondait pas, parsemée de grêlons creux ressemblant à de toutes petites poteries préhistoriques. Le grand fleuve bleu n’avait qu’une rive et ses flots agités n’arrêtaient pas de murmurer, la nuit, le jour, inondant au moins sur la droite la moitié de l’immense plaine jusqu’à l’horizon. »

[29 juillet 1997]

  Les lunettes de soleil 

            Derrière des lunettes de soleil, on peut regarder qui on veut, à satiété, jusqu’à l’épuisement de ce râle intérieur, jusqu’aux dernières gouttes de pluie projetées par un sourire, jusqu’aux dernières éclaboussures d’une source jaillie d’un joli visage…

Cependant, derrière des lunettes de soleil, on perd le regard de l’enfance par le râle intérieur, et déjà, la relation, à peine entrerêvée, s’envole et le joli visage passe…

[29 juillet 1997]

 Les Culs Nus 

            A trois cents mètres environ, au-delà de la zone de baignade surveillée, commence, à Saint Girons plage, le royaume des Culs Nus, des Zobs plus ou moins proéminents, et des Nénés de toutes tailles.

Petits et gros, hommes, femmes, enfants, déambulent ainsi, sans problème, le cul au vent, la bite en pendentif, les nénés qui tressautent, et parfois, pour corser le tableau de famille, toutou, se carapatant en tous sens, la queue en l’air, la truffe frémissante et l’œil taquin.

C’est marrant, c’est sympa, ça fait de mal à personne, les bites ne bandent même pas, et toi tu es là, tu traverses la zone libertaire, tout habillé ou en slip de bain, et cela te donne une idée, une drôle d’idée que les pouvoirs publics n’ont jamais eu : toute la France à poil, et même toute la planète entière, un jour de l’année, du directeur au balayeur, du président de la république à l’employé du gaz ! Cela ne serait pas si mal !

A poil ! Tout le monde à poil ! Une fois l’an, comme au pays des culs nus !

[30 juillet 1997]

  Le très vieil homme 

            C’était un très vieil homme, si vieux que personne ne pouvait dire s’il avait passé cent ans. Il était très maigre, avec les côtes apparentes, les jambes complètement décharnées, un visage triangulaire, émacié, creusé de sillons. Ses petits yeux vifs et noirs, ses longues mains osseuses, ses cheveux en bataille, longs et noirs, ondulés, son visage de vieil ange, lui donnaient l’apparence d’un très vieux Christ sans barbe, peut-être à cause de son regard d’enfant et de son allure de prophète des quatre chemins.

Vêtu d’une blouse ouverte, sans boutons, d’un slip rouge vif et marchant pieds nus, il avançait en plein milieu de la rue piétonne : les touristes le regardaient… et oh, stupeur ! A la place de cet endroit du slip où aurait du s’ériger une bosse, s’élevait en fait une colonne de lumière d’au moins trente centimètres de hauteur, toute droite, pointée vers le ciel, et tout au bout de cette colonne de lumière, un petit halo phosphorescent, comme une auréole de saint.

Toutes les filles et jeunes femmes qui passaient à proximité, et même de bedonnantes mémères, entraient devant le vieil homme en des transes inexprimables, semblaient se tordre de régal et de bien être sur le pavé… Elles voulaient toutes se saisir de cette colonne de lumière, se mettre à genoux et la lécher ; et le vieil homme, fort de cet attribut lumineux, se tordait lui aussi de plaisir et n’en finissait plus de soubresauts postillonnant d’étincelles, éclaboussant des visages épanouis.

Et dire que, trente ans plus tôt, avec un million de francs sur son compte en banque, trois villas sur la Côte d’Azur, deux mercédez et dix magazins de vêtements de luxe, il n’arrivait pas à faire frémir une vilaine naine rousse qui vendait des cacahètes sur une plage de prolétaires.

[30 juillet 1997]

  Le kamikase 

            Tel un kamikase sur une piste cyclable, dans les dunes boisées entre les pins, les genêts et la bruyère, casquette visière en arrière, vitesse approximative 45/50 pour une vitesse autorisée de seulement 30 ; avec le chant des cigales, le murmure du vent dans les pins, c’est autant d’émoi et d’extases qu’en face d’un joli visage ou d’une élégante silhouette…

Si la vie est vraiment une expérience unique en son genre, et quelle expérience !... elle a parfois des petits secrets qui nous enchantent, et des attentes qui éclosent, pour peu que l’on regarde différemment, un bref instant.

Le kamikase n’était plus qu’un enfant dans les dunes…

[30 juillet 1997]

 

 

Un jour de juin 1997, sous le tilleul de la place de l’église, à Saint Dié. 

            « On ne s’égare jamais si loin que lorsque l’on croit connaître la route »… Tel était le sujet sur lequel je devais m’exprimer le 17 novembre 1966 dans une salle de concours à Mont de Marsan, pour entrer à la Poste.

            En fait je m’étais déjà engagé sur une route où, de part et d’autre, jusqu’à l’horizon, ne poussaient que des « Pourquoi ». L’on m’avait déjà expliqué qu’il existait une route, la route de tout le monde, la route « normale », tout au long de laquelle se succèdent des points de repère. On me le dit encore aujourd’hui.

Cependant, à ce tournant de la vie qui est le mien en ce moment, celui de l’âge où habituellement ont fini de se forger au fil de l’expérience vécue, quelques certitudes très fortes ainsi qu’une « vision du monde » conforme à ce qui doit se croire et se savoir ; aucun de ces points de repère n’a jamais été pour moi une réponse à ces nombreux « Pourquoi », qui maintenant je le sais, poussent aussi au-delà de l’horizon.

C’est peut-être pour cela que, en dépit de ce que je vis en moi et qui pèse si lourd parfois, au plus profond de cette solitude qui est celle de l’être égaré dans les galeries de son terrier, j’ai tout de même l’impression de ne m’être jamais aventuré assez loin pour croire connaître la route. C’est peut-être quand on se demande toujours et encore pourquoi, que l’on commence à avancer, non pas vers ce qui peut nous rassurer parce que c’est commode, mais vers ce qui n’est pas saisissable et pourtant réel.

Les points de repère que l’on nous impose et qui semblent « couler de source » ne sont pas des réponses satisfaisantes : ils ne sont que des points d’appui sur des bornes ou des poteaux jalonnant ces chemins de certitude immédiate…

 Et quelques jours plus tard : 

            Si tu n’existes que par la trace des visages qui te sont chers, et ne t’attaches qu’à la trace de ces visages, au souvenir de leurs regards, n’espérant et n’attendant que leur existence seule, c’est comme si tu vivais dans un pays dont tu ne connaîtrais que les lieux où l’on parle ton langage, où l’on y a ton esprit, où l’on y pratique les mêmes activités, et où l’on communique selon ce que tu entends.

Dès que tu quittes ces lieux, dès que tu ne vois plus la trace de ces visages familiers, que des regards et des langages différents t’interpellent, tu entres dans l’errance, l’interrogation, la crainte, l’inconnu… Et tout de même, aussi l’espérance : alors autour de toi, tu vois ces nombreux visages qui te sont étrangers, tu ne peux que reconnaître leur existence…

Si tu peux capter la trace de ces visages là, comme on découvre une source, il n’y aura pas d’errance. Où l’on ne parle plus la même langue, où ton esprit n’a plus cours, il est aussi un chemin, une vie…

 

 

 

Le 28 juillet 1997, sur la plage de Saint Girons 

            Si j’étais aujourd’hui âgé de trois ans, au lieu de 49, sais-tu ce que je demanderais à mes parents, sur la plage, un jour de vacances ?

Le gros crocodile vert, gonflé à bloc, pour chevaucher les vagues et faire rire les petites filles, exécutant des pirouettes acrobatiques.

Et si j’étais âgé de 94 ans, comme ma grand-mère, sais –tu ce que j’aimerais ?

Etre dans une maison de retraite dont la directrice serait une très jolie jeune femme bien habillée, avec dans le parc trois ou quatre beaux minous très affectueux qui viendraient me tenir compagnie quand je serais assis sur un banc.

Je passerais des heures à rêver de la directrice, et je caresserais les minous en leur donnant les restes de mes repas conservés dans une boîte en plastique.

Mais j’essayerais de ne pas être un vieux con avec des tas de manies qui embêtent les autres, je serais un peu philosophe et je ferais attention à ce que mon visage soit la fenêtre de mon âme.

Et si ma vie était à refaire, âgé de 20 ans, si je devais poursuivre des études, puis choisir un métier, sais-tu ce que je voudrais être au lieu de conseiller financier à la poste ?

Professeur de philosophie dans un lycée où la majorité des élèves serait des jeunes filles. Je jure qu’aucune ne deviendrait ma maîtresse… Il y aurait tellement mieux à faire !

  Inscription sur le sable 

            Lu, ces mots tracés sur le sable : « WHO IS IT ? » Signé « MJ ».

Ma réponse : « I am a visage »… Mais il n’y a pas de voie royale.

S’il existait vraiment une voie royale, et elle existe puisque les Humains en ont déterminé une…ou plusieurs… Cette voie serait forcément pavée, dallée, asphaltée ou vitrifiée, avec une ligne blanche en son milieu et conduirait à une ville.

Ailleurs que sur la Terre, la voie serait peut-être un long couloir lumineux où circuleraient des ondes magnétiques, et conduirait à un dôme métallique.

Si elle existait vraiment, ici ou ailleurs, la voie royale, on pourrait dire « Dieu n’existe pas », puisque la voie royale remplacerait Dieu.

Il n’y a pas de voie royale, ni sur la Terre ni ailleurs.

Il y a seulement dans des salles de conférences, des temples, des églises, des mosquées, sur le petit écran de la télévision, dans les livres et les journaux, dans les idées et les doctrines que les Humains défendent ou transmettent… Des essaims lumineux qui dansent, tels des brûlots, sur tous les océans de l’univers.

Chacun de ces brûlots est une voie royale sans être LA voie royale.

Parce que la voie royale n’existe pas, on peut croire que Dieu existe… A condition de ne pas faire de l’existence de Dieu LA voie royale…

[29 juillet 1997]

  Rumeurs, bruits et couleurs sur la plage 

            Proéminence des sexes sous les slips de bain, polissonneries de gamins bruyants et heureux, parasols qui champignonnent, seaux de plage renversés, pelles et râteaux entremêlés, châteaux de sable bombardés de coquillages, petits et gros toutous attachés au pied des parasols ou caracolant auprès de leurs maîtres, filles au visage cuivré, ventres débordants et soleil généreux, fraîcheur de l’air, roulement des vagues, effondrements blancs, voix et visages… Mais bouteilles à la mer dans la tête…

Trouveras-tu, ne trouveras-tu pas ?

Le sable avant l’océan est déjà l’océan… Et par delà l’océan, c’est l’Amérique.

[30 juillet 1997]

  Aline 

            Une carte postale de vacances rédigée à l’intention de mon Directeur de Groupement, Aline, à Saint Dié des Vosges…

« Aline, es-tu déjà revenue au pays d’Alice, Alice et ses « familles de clients », ou bien es-tu encore en jupe courte sur un trottoir de Rome ? En ciré, ceinture relâchée au bas du dos, sur un rocher des Cornouailles ? En mollets hardis sur les pédales d’un vélo, en haut du Galibier ?

Aline au pays d’Alice, quand je reviendrai de l’océan, je ne rêverai plus des filles de mon pays…

[31 juillet 1997]

   Baignade interdite 

            Orages en haute mer dans la nuit, quelque part dans le Golfe de Gascogne… Pas un éclair sur la côte. A peine quelques innocents nuages floconnant. Au matin cependant, mer agitée, baignade interdite, drapeau rouge…

14 h 30… Saxo et guitare électrique, jazz et trompettes au bar de l’océan. Juste en face, à une autre terrasse, une jeune femme en maillot noir deux pièces, qui soulève les pages d’un grand bloc notes et écrit, écrit vivement et longuement d’un stylo blanc… Silhouette sculptée par le soleil, une grande serviette verte pliée sur le dossier de sa chaise ; et à moins d’un mètre de la jeune femme élégante et sculptée, surgit un jeune homme sec, blond et broussailleux, chargé d’une planche à voile mal fixée sur son dos… Le jeune homme bute sur une borne de bois et s’étale sur l’asphalte balayé de sable.

Un camion blanc, des cafés « Le Gascon », s’arrête et masque la ravissante silhouette.

Le dauphin riant à bascule, avec son siège rouge, attend la pièce de deux francs qu’une jolie maman glissera dans la fente pour que son cher bambin se trémousse deux minutes…

Et voilà ! Le bambin grimpe sur le dauphin. Mais il est venu tout seul et n’a pas mis de pièce ! Il balance si fort, que le dauphin remue quand même !

15 h 30… Baignade interdite.

Ou tu joues à « deux mois dans le plâtre », une montagne de sable tassé te serrant les jambes et le ventre ; ou bien tu pars en grande randonnée de plusieurs kilomètres vers le nord, le long des nappes liquides violemment projetées, dans le fracas assourdissant des rouleaux blancs à crêtes explosives.

Ai choisi : la randonnée, les nénés des rombières, les culs bronzés, les éclipses totales de regard des Marie Océane se protégeant les yeux avec des lunettes de soleil grosses comme des soucoupes volantes.

Et le fracas des rouleaux, compresseur d’illusions, géniteur de rêves fous…

[31 juillet 1997]

 

La bouteille de gaz 

            Aux « Chardons Bleus », ce matin, la bouteille de gaz est vide !

Désespérément craqué vingt allumettes, un peu de flamme bleue, et hop, plus rien !

En location de vacances, la bouteille de gaz qui s’arrête en plein petit déjeuner, c’est ressenti comme la tromperie d’une belle gamine qui vient de quitter le beau mâle au bon coup de raquette… [31 juillet 1997]

  Avant le jour 

            Le château, l’Amérique, la métamorphose, le procès, de Frantz Kafka, sont bien là, aujourd’hui, à deux pas de nos portes, dans notre vie de tous les jours, et même entre nos murs, et au-dedans de nous-mêmes…

« Mademoiselle Bürtzner », l’énigmatique « K »… A tous les coins de rue…

Les chaises « jambes en l’air » sur les tables du bistrot de la plage à cette heure de la nuit qui est presque celle des cafés crème, les musiciens qui rangent leurs instruments, les dernières fumées de cigarette, ce couple dans l’ombre du poste de sauvetage, les rubans de ficelle des douches de plage dans le vent de la nuit…

A quoi ressemblerait le monde sans château, sans Amérique, sans métamorphose et sans procès ? [31 juillet 1997]

  Pluie magique 

            Pluie d’après midi d’été en ville… Jeunes femmes ravissantes, croisées très chic dans de petits imperméables clairs, sans lunettes de soleil, le col relevé, le visage mouillé, notes cristallines des talons aiguille sur les pavés de la rue piétonne, visages îles de fleurs, gouttelettes coquines glissant sur les ailes du nez…

Il s’en faudrait de peu d’un effleurement du bout des doigts à cet endroit de la nuque où le coiffeur s’arrête, il s’en faudrait de si peu de quelque inspiration subite laissant éclore des mots magiques, des mots pour rire, des mots vertige…

Etrange symphonie de ces musiques jaillies d’une source plus magique encore que cette pluie d’après midi en ville…

La source, venue de la montagne des rêves et des secrets… [31 juillet 1997]

  Drôle de rêve éveillé 

            Songe d’un après midi d’été devant l’effondrement des vagues de l’Atlantique…

A mille fois l’horizon vers l’ouest, l’homme au vélo électrique venu du bout du continent, se tenait debout sur un rocher, à l’extrémité de son pays… Il avait un drôle d’organe dans son ventre : une glande ferme et gélatineuse qui était à la fois un œil, une oreille et une voix…

La jeune femme aux cheveux varech, venue de son village de la côte, avait dans son ventre la même glande… Elle était assise sur le sable, au fond d’une petite crique, en face de l’océan.

Le regard de l’homme au vélo électrique, et le regard de la jeune femme aux cheveux varech se croisèrent, à mille fois l’horizon de distance… Mais ils virent, l’un et l’autre, si semblables par l’organe en leur ventre, qu’ils n’étaient pas du même monde… [ 1er Août 1997]

 

Elisabeth et Claude 

            … Mardi 4 Août 1992… Cinq ans me séparent de ce jour où je vous revis…

Le même ciel, bleu d’Afrique, lumineux et totalement pur, aujourd’hui, sur cette plage de Saint Girons, ce tout premier jour du mois d’Août 1997…

D’où viennent ces ondes de pensée, qui traversent les années, telles des courants aériens ?

Bunny, gambades-tu encore autour de la maison ? Ben nous, not’ Youki, il nous a quitté le 9 avril 1997…

Elisabeth et Claude, pour que ma bouteille à la mer vous parvienne, il faudrait qu’elle tombe dans votre jardin et que Bunny la ramasse… [1er Août 1997]

   Les grands voiliers du XVIII ème siècle 

            J’aimerais écrire comme les aventuriers de la mer armaient eux-mêmes leurs navires, au 18ème siècle…

L’un de ces grands voiliers traceurs de routes nouvelles sur tous les océans du monde.

J’aurais pour point de repère la latitude zéro, les glaces de l’Antarctique et les fjords de Norvège… Autant dire les mots qui n’ont pas encore commencé d’exister, les paroles vierges de toute vérité abrupte et figées pour des millions d’années, avec leurs accents, leurs silences, leurs interrogations que l’on ne débusque pas puisque l’on n’explore pas tous les fjords.

Mon navire ne coulerait jamais… Et même s’il coulait, des sirènes l’habiteraient.

De cette écriture comme l’armature d’un navire, je voguerais sur toutes les mers du monde, je n’aurais aucun port mais là où j’accosterais, je dirais aux gens qu’ils peuvent faire du feu avec les mots… Alors commencerait peut-être la seconde civilisation du feu. [1er Août 1997]

 

 

                        LA GROSSE LUNE ROUSSE 

            Une grosse lune rousse, dans un voile de sang, se lève au dessus des carcasses calcinées d’autobus dont on devine à peine les formes déchiquetées, alignées sur l’autoroute à arches de métal.

Le cadavre tout gonflé d’un homme… ou d’une femme, flotte à la surface d’un étang situé près d’un village. Une forêt, entre le village et l’autoroute, s’étend, bruissante de feuillage d’un côté, craquante de branches mortes de l’autre côté…

Les petits vieux les plus valides de la maison de retraite du village partent chaque jour en excursion jusque sous les arches de l’autoroute et regardent pisser les bus, n’osant allumer leur pipe ou leur cigarette. Les bus pissent dru parce que les réservoirs d’essence sont vrillés et que les cadavres sur les sièges suent de pus noirâtre.

Oscar, le lunatique à face de renard, en déboutonnant sa braguette, s’époumone en direction d’Ursuline : « eh, Pipine, quand tu auras fini de te tripoter la figue, tu m’expliqueras pourquoi y’a plus de tourterelles autour de la maison de retraite ! »

« C’est les Bonnes Sœurs qui les ont piégées pour leur bouffer le foie ! »

« Saloperie, va ! On les entendra plus roucouler à l’heure de la sieste. Mais j’aurai bien aimé sucer les carcasses de ces bestioles ! Tu viens avec moi dans la forêt, Pipine ? »

« De quel côté ? Celui tout vert, ou celui tout sec ? »

 « N’importe ! J’ai une vie intérieure aussi riche dans le vert que dans le rachitique ! »

Au moment précis où la vieille Ursuline ôtait son slip et le jetait sur la tête du cadavre dans l’étang, rotant un bec de tourterelle et pétant trois noyaux d’olive, un grand astronef flamboyant, au ventre d’araignée vert et or et aux pattes d’éléphant, emplit tout le milieu du ciel.

Une aspiration gigantesque se produisit, un tourbillon se forma, et dans le cône du typhon, tout disparut, tout fondit, tout se liquéfia.

Il ne resta bientôt plus que la boursouflure d’une peau de pomme sur un bout de drap froissé, là où avait flotté le cadavre sur l’étang.

Après le tourbillon, l’astronef éclata et des visages s’éparpillèrent à l’infini. [2 Août 1997]

 

 

                        Anniversaire de mariage sur la plage, à St Girons, Landes, côte Atlantique, le samedi 9 Août 1997 

            Dans la Haute Lande, le thermomètre affiche 34° à l’ombre. Il n’y a pas un souffle de vent et l’air est humide, pesant…

S’il y a des mariés du 9 Août –et il y en a, sûrement—dans la Haute Lande, en Chalosse ou dans le Bas Armagnac, le jeune marié doit cuire dans son jus, en costard, chemise, cravate et pompes cirées.

A l’église on nous apprend que « c’est pour le meilleur et pour le pire »…

Comme si la fidélité pouvait être une vertu avant d’être un choix !

                          Le grand astronef postal 

            Monsieur le Trois tue des rats, mais comment fait-il sans bras ?

Monsieur le Neuf pond un œuf, mais sans s’être refait de neuf.

Monsieur le Sept ne bande qu’à Sète les dix sept après midi devant les filles en petites robes et socquettes roses mais garde-t-il toute sa forme devant les garçons sans chaussettes ?

Monsieur le Vintequatre fait des petits plats dans le plâtre mais cuit-il ses plats dans l’âtre ?

Ils étaient tous là, sur l’esplanade, à faire de la cassonade, du Un au 103692ème, en tenue de facteur et la peur au ventre, parce qu’un grand astronef postal venu de la Confédération des Planètes Autorisées venait de s’immobiliser au dessus du Dôme Endormi.

Hardie cochère de l’espace, la Directrice de la Confédération, jupe retournée dans le vent, sans petite culotte, descendait en parachute, éjectée du ventre de l’astronef postal, son petit cul sublime irradiant les regards comme une étoile des Pléiades propulsée par un rétrécissement de l’univers…

103692, assis sur une bouse, la reçut de plein fouet sur son visage et, croyant humer des senteurs inégalées, s’écria : « Cela vient peut-être des étoiles mais ça sent quand même le fromage. Aussi vais-je sans plus tarder solliciter de Son Excellentissime, ma mutation prochaine pour la Grande Pulsation des Planètes Non Autorisées. »[3 Août 1997]

 

                        De l’autre côté du chemin 

            S’il me suffisait de passer de l’autre côté du chemin pour que change la vie des êtres qui me sont chers, et qu’ainsi passe et agisse en eux ce « bleu de mon ciel » qui leur pourrait être salutaire… Je n’hésiterais pas. Encore me faudrait-il surmonter la peur du « passage », et, surtout, la peur de les laisser seuls sur le chemin (à ce sujet d’ailleurs, cette peur là n’en est plus une du tout lorsque je pense à tous ces êtres qui en aucune façon n’ont réellement besoin de moi). La peur de laisser l’autre seul, donc, est une peur d’autant plus grande que cet « autre » n’a pas beaucoup d’autre dans sa vie…

Cependant je dois reconnaître que ce que je n’ai jamais réussi à changer en demeurant sur le chemin, comment pourrais-je prétendre à le changer en quittant le chemin ?

Je ne mourai donc point de ma propre main, à moins que mon existence ne devienne un enfer pour les autres.

Sur le chemin, ou de l’autre côté du chemin, à quoi sert-il d’être bon si l’on ne fait pas le bien ? Le monde est peuplé de gens qui, sans être forcément bons, font du bien… C'est-à-dire qu’ils changent réellement la vie de quelques personnes qu’ils rencontrent.

Est-ce que mes pensées, mes réflexions, le « bleu de mon ciel », est-ce que les mots que je peux dire, ont eu jusqu’à ce jour ce pouvoir que je leur conférais avec autant de sincérité ?

Non seulement cela n’a rien changé mais cela ne m’a pas même servi moi-même !

Quelle absurdité que ce ciel immense qui ne sert pas à grand-chose ! Etre bon sans avoir fait le bien, voilà bien une définition de l’enfer ! L’on peut aussi définir l’enfer par la privation de la présence et de l’esprit de ceux que l’on aime (pour un croyant, l’enfer est la privation de l’amour et de la présence de Dieu).

Même si l’on est bon –au point même de se croire meilleur—et seulement bon, alors la présence, l’affection et l’esprit des êtres chers tout au long de notre vie, ou dans des « segments d’existence », ne sont qu’un « chocolat glacé » qui te reste dans la main tant qu’il n’est pas fondu.

J’ai eu, oui, un « grand ciel » ! Mais à dire vrai, quel bien réel ai-je fait ?

Passer de l’autre côté du chemin, c’est y trouver de cet autre côté, ce que l’on a été sur le chemin, ni plus ni moins… [Août 1997]

                          L’île 

            Il est une île vers laquelle je reviens toujours, et c’est la seule entre toutes où je me jette sur le sable de son rivage, un cri rauque, un râle, un souffle brûlant dans le fond de ma gorge, aspirant jusqu’au plus profond de mon âme les effluves d’une salive océane venue de ce rivage, si douce, si enivrante, si proche de la chevelure de notre très lointaine étoile d’origine…

Pourquoi cette île et pas une autre, je ne saurais le dire… Peut-être comme l’aurait écrit Montaigne si La Boétie avait été une femme : « Parce que c’était elle, parce que c’était moi ».

Mais sur toutes les îles du monde, j’ai envie de planter des rosiers, de faire chanter des oiseaux, de gratter la terre comme un jeune chat…

Même si c’est toujours sur le sable de mon île que je viens me jeter, même si je ne cesse de me laisser étreindre le regard lorsqu’un rivage enchanteur se dessine à l’horizon.[Août 1997]

                          La pieuvre géante 

            Battements de cœur d’une pieuvre géante dont chaque tentacule est criblé de ventouses musicales reproduisant les sons d’un orchestre, et même les voix… C’est cela, « Jack Star », sur la place publique, au milieu de la fête foraine, sous les guirlandes d’ampoules multicolores.

Cependant, au milieu de la nuit, entendue derrière des volets fermés, perçue comme une rumeur lointaine ondulant par-dessus les champs de maïs, la pieuvre n’est plus qu’un ventre mou qui bat comme une pompe…[Août 1997]

 

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