Voici le livre 2 : La Traversée

la-traversee.pdf

            Vers quatre heures de l' après-midi, alors qu'il se trouvait à moins de soixante kilomètres de Bidon 6, Eridan aperçut au loin sur la piste, une tache blanche flottante. Cette tache avançait, mais Eridan, peu à peu, la rattrapait. La tache flottante devint une silhouette féminine juchée sur une bicyclette lourdement chargée.

Eridan se hâta, appuya plus fortement sur les pédales, sua, souffla, piqua une pointe, et enfin arriva à hauteur d'une jeune femme aux cheveux roux et raides, au visage agréable, aux yeux légèrement embués derrière de grandes lunettes carrées ; vêtue d'une jupe longue de couleur sombre, à gros plis, d'une chemise blanche bouffante aux manches très larges.

-- ' Salut, belle vagabonde ! ' s'écria Eridan lorsqu'il la dépassa, puis ralentit avant de régler son allure sur la sienne.

Il reprit :

-- Et où vas-tu ainsi, si bien habillée, sur cette antique bicyclette datant du dernier déluge ? Crois-tu que ce soit là une tenue pour rouler en vélo, d'autant plus que dans ce pays, deux cents kilomètres séparent les stations ? Et d' abord, comment t' appelles-tu ? Moi, c'est Eridan.

-- Alors, Eridan, si l'on se décide à faire les présentations, moi, c'est Vi. Vi tout court, comme la vie, sans le ' e '. Je suis maîtresse d' école, et je me rends à Spinzko pendant les vacances, où je vais rejoindre Bull, mon copain qui fait ses études à Two et séjourne chez ses parents à Spinzko jusqu'à la rentrée universitaire. Mais nous allons bientôt nous marier, Bull et moi, habiter dans mon logement du faubourg Ouest. Ne sois pas aussi étonné, Eridan, de ma tenue : même sur un vélo, et en l'occurrence un vieux clou sans accumulateur d' énergie, je pense qu'une femme doit rester une femme, c'est mon idée, mon chic, ma façon de vivre...

D'ailleurs, tu vas voir, je vais te faire une démonstration, oh, mille milliards de comètes ! tu vas en tomber le cul par terre !

-- Vraiment, tu te rends à Spinzko ? Moi aussi. Alors, je te propose qu'on fasse la route ensemble.

-- D' accord, Eridan, ça me va. Mais, toi, avec ton vélo, tu avances beaucoup plus vite, tu as un accumulateur d' énergie !

-- Cela n' a pas d'importance, je peux bien rouler à la vitesse que je veux... Et puisque je t' accompagne...

Si l'on s'en tenait aux seules apparences, sans s'attarder plus longtemps, cette fille n' avait rien d' extraordinaire. Très grande, maigre, plate de poitrine, un visage de petite fille sage et studieuse, les ailes du nez piquetées de taches de son à peine perceptibles, avec ses cheveux roux, coupés ras du cou, ses grandes lunettes carrées, elle faisait vraiment ' très sérieux', telle une institutrice de village ou de quartier populaire, se promenant tranquillement à bicyclette dans la nature, lisant, le soir, des livres d' auteurs classiques, et passant des heures à corriger les devoirs de ses galopins.

Cependant, à la regarder de plus près, un charme indéfinissable, une petite note, délicate et sensible, profondément troublante,  se dégageait de ce visage féminin.

Eridan, cheminant aux côtés de cette fille, au bout de quelques instants seulement, ressentit très agréablement sa présence, mais, en même temps, il était désorienté...

Brusquement, Vi mit pied à terre, ce qui obligea Eridan à s' arrêter lui aussi.

-- Alors, que se passe-t-il, Vi ?

Sans fournir la moindre explication, le plus sérieusement du monde, Vi s' assit sur le guidon, tournant le dos à l' Ouest, posa ses mains sur la selle, et se mit à pédaler, donnant ainsi l'impression de rouler à reculons.

-- Arrête-toi, Vi, tu vas te planter ! La route est droite, mais tu ne peux pas continuer à rouler de la sorte !

En fait, elle avait fière allure, pédalant de toutes ses forces, en parfait équilibre, assise sur le guidon, le visage tourné vers l' Est, se dirigeant admirablement, d'un coup de fesse à gauche ou à droite pour rétablir la situation. Parfois, elle pédalait les bras le long du corps, souriait à Eridan, totalement insouciante, heureuse de réaliser cet étonnant numéro, et pour varier un peu, voilà qu'elle adopta une autre position : sans s' arrêter, elle se retourna, s' assit sur la valise attachée à son porte bagage, posa ses pieds sur le guidon, se laissa entraîner, en roue libre, quelques instants. Un moment même, elle se coucha carrément sur la vélo, la tête en arrière, les jambes toutes droites, écartées, posées sur les poignées de guidon, croisant ses mains derrière sa tête.

-- Dis, ça va durer encore longtemps, ton numéro de haute voltige, Vi ?

Cette fois, elle s' arrêta pour de bon, reprit son air sérieux, vérifia son chargement, se recoiffa, ajusta ses lunettes, d'un geste à la fois très intellectuel et très coquin, ce qui plut profondément à Eridan car elle lui offrait également son sourire le plus charmant, le plus délicat, se faisant très tendre, très ' petite fille sage '.

Tous deux repartirent, roulant à la même allure, presque coude à coude, et de visage à visage, se jetèrent des syllabes de silence ; s'observèrent discrètement, se souriant à chaque cri d'oiseau, à chaque borne kilométrique dépassée.

Au bout d'une vingtaine de minutes, Vi rompit le silence de sa voix grave et chaude :

-- T' es drôle, Eridan, t' as pas une tronche à causer aux filles avec les yeux tombés dans les chaussures, je ne te vois pas non plus en charmante compagnie dans un ascenseur avec les yeux rivés sur les consignes de sécurité, et tu donnes vraiment l'impression de savoir ce que tu veux.

D'ordinaire, les garçons, les hommes en général, lorsqu'ils regardent une femme de cette manière, si intensément, c'est parce qu'ils désirent tous inévitablement la même chose, tu sais quoi... Mais toi, Eridan, je sais ce que tu veux, je sais ce que tu cherches : c'est cette émotion souveraine située tout juste à la frontière d'un désir absolu, très vif, très violent, et d'une reconnaissance très belle de ce qui dépasse le désir et participe à la plus authentique et réelle communion des êtres. Tu veux en toute certitude, en toute sérénité, comme le touriste, à Kafricoba sur la latitude Zéro, un pied dans l'hémisphère Nord, un pied dans l' hémisphère Sud, pouvoir te situer en parfait équilibre sur cette ligne si provisoire qui fait le tour de la Terre. C'est aussi sur cette ligne, sur ce fil invisible, qui ne fait le tour de rien, entre la poussière brûlante  et la source lumineuse, que tu veux te tenir.

-- Tu as raison, Vi, c'est bien cela que je veux : être sur la ligne dont tu parles, cela confère le vrai pouvoir, le pouvoir au-dessus de tous les pouvoirs, et ce pouvoir-là te rend libre...

-- Tu n'es pas un ' dragueur', Eridan, mais tu sais regarder une femme, ton regard et ton sourire témoignent. Tu as le don, le vrai, celui qui ne peut s'apparenter à la séduction mais qui te relie à l'essence d'une féminité dont tu peux effleurer les signes...

-- Je n' aime pas la ' drague ', effectivement. Cela me paraît tellement ' tarte '.

Tu vas réussir à me faire rire, Vi : tu exécutes un numéro délirant sur ton vélo, tu me fais une démonstration qui ne cadre pas du tout avec ce que tu parais quand on te rencontre pour la première fois, ensuite, tu t' élances dans une discussion très profonde, tu lis dans mon esprit comme dans un livre ; alors, je ne sais plus où j'en suis avec toi sur cette route déserte. Je vais te dire franchement la vérité, Vi... Le désir et l'émerveillement de toi, je les éprouve très fort, en ce moment précis. sans descendre de vélo, là, tout en roulant à tes côtés, telle que tu es, telle que je te sens, je voudrais m'éclater totalement en toi, crier, hurler, exulter, t' étreindre, et que cela te coule jusque dans le fond de la gorge, au plus profond de ton regard... J' ai envie de cet instant de toi, parce que cet instant là ne ressemblera jamais à aucun autre. Mais je suis sûr que si, dans la minute même, nous étions tous les deux dans un fossé, enlacés, cette image de toi se serait déjà effacée. Et le désir, dilué dans la certitude heureuse d'une fête charnelle, s'échapperait de ma conscience. Je sentirais en moi cette brûlure voluptueuse, je me viderais très vite, et, tout dégonflé, je pendrais à tes côtés, telle une outre déchirée. Je serais coupé de ces racines ancrées dans l'existence de toi. Je veux que les racines, de toute leur puissance, ne cessent jamais de me relier à ton essence...Je ne prendrai donc pas le risque de te culbuter dans un fossé.

Après cette confidence, Vi ne sut plus que dire, Eridan non plus, d' ailleurs. Ils roulèrent en silence, très proches, très solidaires, et la relation qui s'établissait entre eux se mit à flotter comme une écharpe de brume esquissant une frontière entre la terre et le ciel.

A quelques kilomètres de Bidon 6, Eridan rompit le silence :

-- Tu as bien tenu le coup, Vi ! Mais, tout à l' heure, lorsque je t' ai rattrapée, depuis combien de temps roulais-tu ? C'est que, depuis Bidon 5, il y avait bien 140 kilomètres... Alors, Vi, tu n' as tout de même pas dormi ' à la belle étoile '?

-- En fait, Eridan, à la sortie de Bidon 5, j' ai juste parcouru 10 kilomètres, je me suis arrêtée, et j' ai attendu qu' un camion passe... Il en venu un qui m' a chargée. Enfin, au bout d'une centaine de kilomètres, j' avais trop chaud dans la cabine du camion, le type ne causait pas du tout, même pas un mot, cela ne m'amusait plus. J' ai demandé au type de me redescendre. Et j' ai continué, il ne restait plus que soixante kilomètres. Tu es arrivé...

-- A partir de demain, Vi, c'est mieux, surtout pour toi, car cent kilomètres seulement sépareront désormais les stations.

Tu as l'air drôlement chargée, Vi ! Que transportes-tu donc dans tes sacoches et dans ta valise ?

-- Tu veux vraiment savoir ? Pourquoi pas ! Arrêtons nous ici.

En calant sa bicyclette sur sa béquille d' arrêt, Vi fut prise d'un fou rire : elle se tint pliée en deux, une main sur sa bouche, le visage éclaté, de grosses larmes noyant ses yeux...

-- Si je te le disais, Eridan, tu ne me croirais pas... Il faut que tu voies !

Vi déboucla l'une des deux sacoches...

Des livres apparurent, seulement des livres. Eridan fit rapidement l'inventaire :

des livres d'école, un traité de géométrie dans l'espace, un autre de physique nucléaire, un autre encore de météorologie, un gros volume d'histoire naturelle, un dictionnaire polyvalent, un manuel de bricolage...

A l'intérieur de l' autre sacoche, encore des livres, des ouvrages universitaires, pour la plupart.

-- Mais alors, Vi, tu ne transportes que des livres ? Et le linge, les affaires de toilette, les effets personnels, les vêtements, enfin, tout ce dont on a besoin pour voyager ?

-- Attends, tu n' as pas tout vu ! Ouvres la valise...

De plus en plus étonnant : un enchevêtrement d'ordinateurs de poche, des pièces détachées de mouvements d'horlogerie, des pointes de toutes dimensions, des bouts de ferraille, des éléments de circuits imprimés, et même l'abdomen décousu d'un animal en peluche contenant une boîte vocale cassée.

-- Eh bien, on aura tout vu... Et que comptes-tu faire de tout ce bazar ?

-- Je crée dans un atelier spécialement aménagé une maquette géante, sphérique : la planète des robots déglingués. Imagine, Eridan, une immense sphère en carton bouilli, de trois mètres de diamètre, solidement charpentée en son intérieur, et recouverte sur toute sa surface de structures bizarres constituées de tout ce que tu peux voir dans cette valise. J' assemble les éléments, au gré de mon inspiration. Mon histoire est très simple, Eridan : les habitants d'une planète évoluée, telle que la nôtre, ont décidé de se débarrasser de leurs vieux robots, de leurs ordinateurs désuets, de toutes leurs mécaniques préhistoriques. Mais ils n'ont plus de place disponible sur leur planète pour entreposer les conglomérats de leurs intelligences artificielles vaincues par l'usure. Ils ont satellisé les éléments de cette population indésirable, dans un premier temps en les enfermant à l'intérieur de containers géants, en orbite autour de leur planète, à distance respectueuse. Un jour, ils ont eu peur : et si les containers déviaient de leurs orbites, venaient s'écraser sur la surface de leur planète ? Alors, ils optent pour une solution, en apparence, plus rationnelle. Récemment, ils ont découvert un monde perdu, aux confins de la galaxie, un monde froid et noir sur lequel ils expédient les déchets de leur civilisation, déviant vers ce monde, tous les containers qu'ils avaient satellisé. Les robots déglingués et autres engins mécaniques ou électroniques s'entassent désormais sur la ' planète - poubelle '. A des milliers d' années-lumière de la Terre, car c'est bien de la Terre qu'il s' agit, un drame se prépare... Les moins déglingués des robots se reconstituent, s'organisent, de toute leur intelligence survivante. Ils préparent l'invasion de la planète de leurs créateurs, construisant un astronef géant dans lequel ils vont s'engouffrer pour se précipiter dans l'espace, à destination de leurs lieux de naissance.

-- C'est génial, ton idée, Vi, mais cela ne m'explique pas comment tu fais pour voyager en bicyclette, sans autre bagage, disons, plus utilitaire...

-- Oh, tu sais, Eridan, moi, en vacances, je pars ' les mains libres ' ! Dans les auberges de jeunesse, les centres d'hébergement, chez les gens qui accueillent, tu trouves déjà l' essentiel : le gant, le savon, la serviette, etc... Et pour le reste, ma foi, j' achète tout en route, je lave et sèche mon linge dans les caissons laveurs à pièces, je revends mes effets chez des fripiers, j' achète de nouvelles fringues, et hop ! Me voilà refaite à neuf, belle et chic pour des yeux d' Eridan, entre autres...

Demain matin, avant de quitter la station, si tu veux, bien entendu, tu m'accompagnes chez le boutiquier à fringues du coin. J'ai envie d'acheter un imperméable et une jupe courte.

-- Quoi ? T 'es dingue... Un imper ! Avec ce temps splendide ! T' as pas écouté la météo ? Ils annoncent un anticyclone indéracinable, une chaleur à crever jusqu'à la fin du mois au moins.

-- T' y crois, toi, à la météo ? Tout ce que je sais, moi, c'est que plus tu vas vers l' Ouest, plus t' as des chances de flirter avec la pluie... Alors, merde ! J' achète un imper ! S'il fait trop chaud, sous l'orage, je m' y mettrai toute nue dedans !

-- Oh, toi, t' as pas fini de m' étonner ! Quand on arrivera à Spinzko, Vi, tu me présenteras ton copain, je voudrais bien voir la tête qu'il se paye !

-- Sans blague, et tu te l'imagines comment ?

-- Boutonneux à souhait, très gauche, très timide, grand, maigre, anguleux, mais super sympa, avec une tête d'universitaire et des attentions aux petits oignons pour sa chère Vi qui va pas arrêter de le faire marronner...

-- C'est tout à fait ça, Eridan, à quelques détails près... Il est non seulement très gentil, mais aussi très candide. Il ne voit pas le mal, il est étranger à ce monde des apparences et des réalités qui dimensionne l'espace de communication à la verticalité, l'horizontalité ou la profondeur du ' Moi '. Il ne comprend pas ce monde, peuplé, selon lui, d' êtres île non reliés.

            A l' auberge de jeunesse de Bidon 6, ce soir là, ils ne furent que deux. Deux enfants endormis, chacun dans leur lit de camp, Eridan blotti dans son sac de couchage ; Vi saucissonnée dans le ' sac à viande ' et la couverture loués pour la nuit. A peine trente centimètres séparaient leurs lits de camp. Ils s' étaient installés au milieu du dortoir, du côté des plus grandes fenêtres.

La nuit fut très froide. De 34 degrés dans le milieu de l'après-midi, la température chuta à moins six degrés avant la venue du jour. Vers deux heures, alors que l' encre de la nuit, criblée de points brillants, tombait sur la terre, Eridan s' éveilla. Il grelottait. Il prit des couvertures sur les lits voisins, en posa trois sur la silhouette recroquevillée de Vi, deux sur lui-même, écouta longuement la respiration calme et régulière de Vi, ne put se rendormir. La lueur bleutée, voilée, presque gommée de la planète morte, à son déclin sur l'horizon du couchant, traversa la salle. Un rapace nocturne battit de l'aile contre un carreau de vitre, la veilleuse s' éteignit tout au bout du couloir central, usée, fatiguée de vivre, comme un papillon bleu lumineux transi. Une immense tristesse, tout à coup, déferla, en muraille de vagues sur une plage qui s' appelait Eridan, brassa violemment des épaves de certitudes ,  et la barrière reflua, abandonnant sur la grève d'un sommeil douloureux, fragile, étrangement épris d'intuitions et d'interrogations, des milliers de coquillages- visages.

Peut-être Eridan aurait-il du culbuter Vi dans le fossé... Lorsque le ballon est trop gonflé, il éclate quand même ! 

            Le lendemain matin, chez le vieux Ronco, au magasin général où l'on vendait de tout, Eridan et Vi firent une incursion dans l' espace de l'habillement. Vi, amusée, très souriante, fit courir ses doigts sur les étoffes, examina les robes, s'attarda sur les chemisiers, hésita devant une jupe droite, fendue sur le côté, avec trois boutons, puis, avant de se diriger vers les imperméables, Ronco intervint, lissant de son index une moustache grise et touffue qui lui barrait le visage.

-- Mademoiselle, si je puis me permettre... Vous, qui êtes assez grande, choisissez plutôt une jupe en rapport avec la finesse et la ligne parfaite de vos jambes, tenez, en voici plusieurs, sur ces cintres, à votre taille. Elles descendent juste en dessous du niveau des genoux, sont vraiment de bonne coupe, et à mon avis, c'est ce qui vous convient le mieux... Elégance, simplicité... Et ce tissu, allez-y, mademoiselle, touchez !

Vi en essaya, dans la cabine. Les plis du rideau, par leurs petits mouvements furtifs, intriguèrent Eridan, qui essayait de s'approcher, espérant ainsi capter les ondes émises par cette chrysalide à l'intérieur de laquelle se préparait une créature dont il pressentait déjà la forme...

Finalement, Vi choisit la plus simple, mais la mieux coupée. De fines rayures, verticales, largement espacées, et la petite fente sur le côté, avec trois boutons de tissu, accentuaient la délicatesse de sa silhouette, et Vi, très chic, très détendue, se présenta devant Eridan.

 En connaisseur, Ronco émit un léger sifflement, spontané, sans vulgarité, se tint, raide comme un grand ' I ', puis articula, d'une voix très naturelle :

-- Oh, mademoiselle, je vous avais bien dit que l'une de ces jupes vous conviendrait ! Vous êtes belle à ravir.

-- Qu 'en dis- tu, Eridan ? A ton avis, est ce que je la prends ?

-- Extra ! A mon tour, si je peux me permettre, Vi, je te conseille d'acheter une chemise assortie, style ' ras du cou ', épaules dénudées, manches très larges en dessous des bras, un peu dans le genre de ce que tu possèdes déjà.

-- Très bien, tu as raison...

Quelques instants plus tard, Vi apparut, telle un mannequin de vitrine, virtuelle, imputrescible, dans toute sa délicatesse, sans artifices. Eridan balbutia des mots goutte de pluie sur des yeux rieurs, en face de cette fille étrange, et resta planté là, devant elle, les bras ballants, émerveillé, parcouru d'un frisson électrique, intense, presque dévastateur... L'onde de choc provoquée par cet éclatement de féminité lui vitrifia l'esprit, l'atteignit comme mille effleurements de lèvres sur la partie la plus sensible de son être.

-- Alors, t 'en fais une tête, Eridan ! Attends, ce n'est pas tout, il faut que je choisisse mon imper.

Les yeux du vieux Ronco s'arrondirent et brillèrent de satisfaction. ' Quelle aubaine ', pensait-il, ' vendre un imper avec un temps pareil ! '

-- Regarde, Eridan, cet adorable vêtement, quelle classe !

-- Oui, en effet. Là dedans, tu ressembles à l'une de ces jeunes stars débutantes de cinéma, interprétant avec talent un rôle impossible, une histoire de rendez-vous manqué sous une pluie d'été, d' attente bouleversante et de rencontre inattendue, inespérée... Je t'imagine dans un studio d'enregistrement de Two, aux prises avec un producteur exécrable qui s'évertue à doper ton rôle d'un jeu dépourvu de subtilité.

-- Quelle imagination, Eridan... Pour finir, j' achète également un sac de voyage. Je trouverai bien le moyen de le fixer sur le porte bagage, au-dessus de la valise.

-- Voilà, c'est tout, cette fois ? Nous repassons à l' auberge, et en avant ! Six cent kilomètres nous séparent encore de Spinzko, Vi ! Six jours avec toi, dans les plaines, au creux des vallons, au milieu des landes, ou des champs de céréales. Fini, le désert, les cailloux, la poussière... Et comme tu n' es pas une championne cycliste, les six jours nous seront nécessaires.

-- Comment ? Qu' entends-je là, Eridan ? Tu es donc si pressé de me quitter ?

-- Tu sais bien que non, Vi. Mais ton copain, Bull, doit se morfondre, en t'attendant, et il doit se dire : ' Pourquoi fait-elle cette route en vélo ?'

-- T'en fais pas pour Bull, Eridan. Continuons à rouler, tous les deux, je suis très heureuse de t' avoir rencontré.

 

     Texte intégral : http://www.e-monsite.com/yugcib/docs/la-traversee.pdf

 

Et sur www.alexandrie.org :

http://alexandrie.online.fr/oeuvres/oeuvre167/gs-la_traversee.pdf

 

 

 

 

 

 

  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire